par Henry Quinson
Conseiller pour le film Des hommes et des dieux
La Croix, 8 septembre 2010
Genèse d’une collaboration
Le 7 avril 2009, à 11h24, le mail d’un certain Etienne Comar apparaît sur mon écran d’ordinateur à Marseille. Ce producteur-scénariste prépare un film sur les moines de Tibhirine. Il souhaite avoir mon avis sur le projet.
Je n’en crois pas me yeux : j’ai moi-même présenté cette idée le mois précédent à l’un de mes amis, producteur de cinéma réputé. Il était sceptique : « Cette histoire de moines exécutés, ce n’est pas très gai ! » Pour lui, le pari était trop risqué.
Le 12 avril, je réponds à Etienne Comar. Le 4 juin, je fais la connaissance de Xavier Beauvois à Paris. Une phrase du réalisateur ôte presque toutes mes hésitations : « Je veux montrer le mystère de l’Incarnation pascale. »
Très vite, Xavier Beauvois me demande d’être son « conseiller monastique ». Il a besoin de mon expérience de cinq ans à l’abbaye de Tamié pour que son travail gagne en réalisme.
De plus, j’ai connu quatre des frères assassinés : cela pourra aider les acteurs à entrer dans leur rôle. L’immersion à l’abbaye de Tamié, où je dois les accompagner, fera le reste.
Par ailleurs, Michel Barthélémy, le chef décorateur, travaillera à partir des photos de détails que j’ai prises à Tibhirine en 2006.
Enfin, je serai chargé de veiller au respect des données historiques, dont je suis familier après avoir traduit l’enquête de l’Américain John Kiser, Passion pour l’Algérie.
Plus profondément, Xavier Beauvois souhaite mettre en scène le « Souffle du Don » dont parle Frère Christophe (Olivier Rabourdin) dans son journal pour conduire le spectateur jusqu’au testament spirituel de Christian de Chergé (Lambert Wilson), en passant par l’humanité de chacun des frères, spécialement Frère Luc (Michael Lonsdale), le vieux toubib à l’humour décapant.
Réticences et hésitations
L’objectif est ambitieux. Plusieurs familles des moines sont réticentes. Elles critiquent un scénario jugé « insuffisamment spirituel et monastique ». L’Eglise du Maroc s’inquiète d’une entreprise qui pourrait passer pour « prosélyte ». La pérennité de communautés telles que celle de Midelt, fille de Tibhirine, serait menacée.
Je dors mal, pensant que je vends peut-être mon âme pour quelques milliers d’euros. Décidément, le pari est risqué !
Le théologien Maurice Pivot me rassure sur la bienveillance du roi du Maroc : s’il a donné son feu vert, il n’y a aucune inquiétude à avoir.
Les nièces de frère Paul me rappellent que les moines n’appartiennent plus à leur famille : leur vie était « donnée à Dieu et à l’Algérie ». De cela, Christian de Chergé voulait « qu’on se souvienne » (testament publié par La Croix à la Pentecôte 1996).
Je décide finalement de m’acquitter de cette mission en la confiant aux frères et à Dieu : je signe un contrat pour le scénario et les dialogues, et un autre pour l’ensemble du tournage.
Martyrs de l’amour
Le parti pris d’Etienne Comar est de raconter l’histoire de la communauté de 1993 à 1996 : le choix de rester en Algérie malgré la montée de la violence.
Il me revient de corriger les invraisemblances, les inexactitudes et les maladresses d’un scénario déjà très abouti. Quelques scènes clés méritent une attention particulière. Le mot « martyre » ne figure qu’une seule fois dans les dialogues. C’est insuffisant.
La rencontre entre Frère Christophe et Frère Christian, dont le thème initial était le doute, devient une scène-clé pour comprendre ce qu’était le « martyre » pour Christian de Chergé. Question délicate entre toutes !
Christophe pose la question qui hante sûrement de nombreux spectateurs : « On est martyr pour quoi ? Pour Dieu ? Pour être des héros ? Pour montrer qu’on est les meilleurs ? »
Christian oppose le « martyre de l’amour » à l’ambigu « martyre de la foi » : « On est martyr par amour, par fidélité. La mort, si elle nous prend, c’est malgré nous, parce que jusqu’au bout on va essayer de l’éviter. Notre mission ici, c’est d’être frères de tous. Et rappelle-toi : l’Amour espère tout, l’Amour endure tout… »
Chœur des moines, cœur de Dieu
Hormis Le Lac des cygnes de Tchaïkovski lors du dernier repas des moines, le film de Xavier Beauvois s’appuie sur la seule musique des hymnes et des psaumes. Autre gageure !
Quand le scénario, à treize reprises, indique « les moines prient », il revient au conseiller monastique de proposer le répertoire des chants. Ils ont joué un rôle décisif.
Initiés et dirigés à Paris par le chef de chœur François Polgar, les acteurs ont progressivement été transformés par les mots et la tonalité musicale de ces chants.
Surtout, le casting a commencé à devenir une communauté. Lambert Wilson, lors de la conférence de presse à Cannes, l’a exprimé clairement : « Par le chant, qui nous élève et nous unit, nous sommes devenus frères. »
Le chant a aussi permis de filmer la communauté monastique dans son activité la plus fréquente et régulière : sept offices quotidiens, soit quatre heures de chants par jour.
« Psalmodier, confie Olivier Rabourdin, c’est respirer ensemble. » Le répertoire proposé colle à la vie des frères. Il exprime leurs questions, leurs angoisses et leur foi en lien avec les événements de plus en plus graves qui secouent le monastère et la région : « L’ennemi cherche ma perte, il foule au sol ma vie. Le souffle en moi s’épuise, mon cœur au fond de moi s’épouvante. » (Ps142).
Le chœur des moines, c’est le cœur de Dieu. Au vrombissement inquiétant d’un hélicoptère au-dessus du monastère, la communauté oppose une espérance mystique et désarmée : « Les ténèbres pour toi ne sont point ténèbres. Pour toi les nuits sont aussi claires que le jour. »
L’appareil miliaire disparaît, mais la question demeure : faut-il partir ou rester ? Les réunions communautaires se succèdent jusqu’à la décision unanime : « Puisqu’il est avec nous pour ce temps de violence, ne rêvons pas qu’il est partout sauf où l’on meurt… » La décision est née de la prière chantée ensemble. Le répertoire s’avère pertinent.
Quand le Ciel intervient
Frère Didier, de l’abbaye de Tamié, grand ami de Frère Christophe, trouvait insupportable la dernière scène du scénario où des villageois découvraient les têtes coupées des moines.
Le jour du tournage de l’enlèvement, la neige, inhabituellement absente à 1600 mètres d’altitude durant tout l’hiver au Moyen Atlas, se met à tomber. Le brouillard se lève. Les frères disparaissent avec leurs ravisseurs dans la blancheur d’une lumière victorieuse.
A minuit, Xavier Beauvois m’envoie un sms depuis sa chambre d’hôtel : « Aujourd’hui, j’ai entendu les frères. Je supprime la scène des têtes coupées. Je suis peut-être un mécréant, mais j’ai mes limites ! Si quelqu’un ne comprend pas qui est le Premier Assistant de ce film, je ne peux rien pour lui. Il est de mauvaise foi. »
Frère Didier connaît sans doute mieux que quiconque le secret ultime d’un film courageux, intègre, émouvant, d’une beauté simple et puissante, absolument unique, touché par la grâce.