Jean-Claude RASPIENGEAS ,
conseiller monastique sur le film «Des hommes et des dieux», de Xavier Beauvois.
-Pourquoi les spectateurs sont-ils autant saisis par ce film ?
- Ce message, l’incarnation d’une foi chrétienne qui est fraternité universelle, je pense que nous avons besoin de l’entendre. Xavier Beauvois avait posé comme ambition : je veux qu’à travers ce film, on puisse comprendre le mystère de l’Incarnation pascale : la montée vers la croix, le don total de soi-même. Donner la vie des frères, quatorze ans plus tard, même assassinés, comme cadeau de l’annonce de la bonne nouvelle. Le mystère chrétien continue à donner des fruits dans les coeurs. Quand on voit ce film, on est saisi. On se focalise sur la vie des frères. On ne répond pas à la question : qui les a tués mais pourquoi sont-ils restés ? De la même façon qu’il importe peu de savoir qui a tué Jésus mais pourquoi a-t-il donné sa vie. Sur le tournage, nous avons vécu de très forts moments de fraternité avec les habitants de la région qui construisaient, avec nous, une église. Dans la tradition chrétienne, les martyres bénéficiaient de la chambre d’écho des arènes romaines. Aujourd’hui, nous avons les salles de cinéma. Une manière de prêcher l’Evangile, d’annoncer la Bonne Nouvelle. Christian de Chergé avait compris que la foi chrétienne, c’est une ouverture infinie. Ce film, outre ses qualités cinématographiques, peut exprimer la bonté et faire comprendre que ce que nous avons à vivre n’est en concurrence avec aucun autre système religieux. Notre foi est totalement désarmée, offerte. Nous ne cherchons pas les tueurs. En revanche, nous voulons célébrer ce très beau message du don de soi. C’est de la théologie narrative. Le souffle de ce film est celui de la Pentecôte.
- Pour vous, le cinéma est-il un vecteur de spiritualité ?
- Oui, l’art, et le cinéma en particulier, est une manière de célébrer la vie, de porter un regard sur la réalité, pour essayer d’éclairer, d’apporter une lumière sur le mystère de l’existence. Ces épiphanies artistiques sont éminemment spirituelles. Produits de l’esprit humain, elles sont animées par l’esprit de Dieu qui est en nous, au plus profond. Dans la tradition biblique, on met en avant la geste, l’évènement. Le cinéma me paraît aussi adapté que les bas-reliefs dans les cathédrales. Un film, c’est la cathédrale d’aujourd’hui.
Le Verbe s’est fait chair, il y a culmination dans ce qui est vu. L’invisible se donne à voir. Le Christ sur la croix, le summum du don de Dieu, c’est un homme qui se tait et se donne à voir. La Résurrection, c’est un tombeau vide, donc des traces dans le visible. Quoi de plus adéquat que des caméras, des acteurs pour traduire ces mystères-là ? Le cinéma n’est pas obligé d’être directement religieux. Ce qui touche les spectateurs, c’est justement l’incarnation de la foi. C’est aussi un grand film sur la lumière. La neige, c’est la manne dans le désert, la blancheur qui triomphe de l’hiver : toute une symbolique chrétienne. Même pour celui qui n’est pas chrétien, nous sommes tous, même d’une manière archaïque, en relation avec la renaissance de la nature, des couleurs, de la lumière.
- En quoi un film peut-il être la cathédrale d’aujourd’hui ?
- C’était quoi, les cathédrales ? Une théologie et des finances. Des artisans avec des compétences diverses et une construction, un bâtiment dont le peuple jouissait à l’arrivée. L’expression vivante de qui on est, de ce qu’on cherche. Et, en même temps, ce lieu appartenait à tous. Le cinéma aujourd’hui est une gigantesque entreprise très chère. Il y faut de gros moyens, une somme d’artisans. Les réalisateurs sont des chefs de chantier, des entrepreneurs et des artistes. Ils exercent des métiers techniques au service d’une esthétique, de la beauté. Aujourd’hui, il existe très peu d’espaces où l’on va rester deux heures dans un même lieu pour regarder. Il faut arriver à se saisir de cette culture moderne. Reformuler avec la culture de l’époque le mystère profond. Comment dans cette pâte mettre le levain de l’évangile ? Oui, un film peut être très proche de la cathédrale : une oeuvre collective avec des ouvriers qui ont des compétences techniques très précises, avec un souffle, un sens au coeur d’une société hyper-technicienne. Xavier Beauvois le dit lui-même : tous les films ont une âme.
- Comprenez-vous ce qui arrive à ce film ?
- Des Hommes et des dieux touche tellement de questions actuelles : comment vivre ensemble, avec autant de traditions religieuses différentes ? C’est la question de Christian de Chergé : les religions sont-elles là pour nous diviser, auquel cas elles seraient inutiles, voire dangereuses – ou sont-elles là pour nous unir mais alors comment les vivons-nous ? Ce film se situe au coeur de la recherche actuelle de partage et d’accueil dans la mondialisation. Comment exprimer ma fidélité à l’essentiel que je cherche à vivre ? La vérité est multiple. Elle existe certes en nous mais aussi indépendamment de nous, comme un rocher nous soutient ou peut nous secouer. Dans ce film, la réalité ultime, invisible – la présence de Dieu – triomphe à la fin. Les terroristes comme les frères ne font plus qu’un dans cette blancheur qui tombe du ciel... Nous avons reçu cette neige qui n’était pas dans le scénario. Le film se termine dans l’indicible. Xavier Beauvois, fondamentalement, aime les êtres. Pour ce film, il fallait vraiment quelqu’un qui soit doté de cet amour. Pour moi, les moines de Tibhirine ont incarné un amour sans mesure pour les êtres, pour l’humanité, pour chaque homme. Et en retour, on voit l’amour des villageois pour les moines.
Les moines de Tibhirine ont observé les 6 points de Mathieu, 25 : donner à manger à celui qui a faim, donner à boire à celui qui a soif, accueillir l’étranger, vêtir celui qui est nu, assister les malades, visiter les prisonniers. Regardez bien : c’est aussi une charte pour la mondialisation.