Page 290 et suivantes / Je suis allé voir le film de Xavier Beauvois, Des hommes et des dieux. Je sais bien que je ne suis pas le seul mais, puisque j’instruis le dossier des moines de Tibhirine, j’ai un regard forcément différent de celui des autres spectateurs… Je n’étais vraiment pas un spectateur comme les autres ce soir-là. Je travaille régulièrement sur le dossier. Depuis des années je le consulte, je vis un peu avec ces religieux assassinés en 1996, je pense souvent à eux, forcément. Quand la salle s’est rallumée, je ne suis pas sorti tout de suite. J’ai repensé à plusieurs scènes des heures après.
… Personne n’est capable de dire combien de civils algériens ont été tués depuis 1991, des dizaines de milliers sans aucun doute. Personne n’est véritablement capable d’expliquer pourquoi, par quel enchaînement de circonstances, nous sommes arrivés à un tel bain de sang. Nous sommes au contraire capables d’avancer les chiffres des étrangers tués en Algérie. Entre 1993 et 1996, il y en a eu à peu près cent vingt. Tous n’étaient pas chrétiens, loin de là...La volonté de faire fuir les étrangers d’Algérie a été patente. Etait-ce uniquement celle des islamistes des divers groupes armés ou aussi celle des autorités algériennes ? Chacun peut avoir son analyse sur la question. Plus que n’importe qui, les religieux étaient indésirables en Algérie. Le point commun entre tous ces derniers, sans exception, était leur proximité avec la population. Ils représentaient, par leur dévouement, par l’aide concrète qu’ils apportaient et par leur discours pacifique, un antidote à la folie ambiante. Indispensable et dérisoire.
…La peur des moines et leur indécision sur l’attitude à adopter, magnifiquement exprimées par le film, reposaient donc sur des éléments concrets, des assassinats épouvantables (de religieux, de douze Croates à Tamezguida, ndlr), une ambiance irrespirable et un ultimatum terrifiant (ultimatum donné par le GIA à tous les étrangers de quitter l’Algérie avant le 1er décembre 1993).
Xavier Beauvois ne montre que quatre scènes de violence : l’assassinat des ouvriers croates, un barrage militaire, la vision fugace d’un corps ensanglanté sur la route et deux intrusions d’hommes armés dans le monastère.
Une ou deux autres scènes ont illustré la menace latente qui plane et reste assez indéfinie. L’épisode de l’hélicoptère qui survole le monastère avec un angle de prise de vue mettant au premier plan une mitrailleuse ne m’a évidemment pas échappé. Cette scène, d’une grande intensité, est l’une de celles qui m’ont le plus marqué. Entre ces scènes qui évoquent la violence, la peur est nue, sans artifice. Elle est montrée dans tout ce qu’elle a de digne, de profondément humain. Je ne pense pas que les moines avaient peur de la mort en tant que telle. Ils avaient peur de la violence. Et cette épreuve a été si longue. La terreur au quotidien n’est pas aisée à traduire car elle implique que le spectateur se mette à la place de la personne qui a peur.
Or, deux heures de film ne pourront jamais remplacer trois années d’angoisse, une frayeur au quotidien qui vous mine, si votre résolution n’est pas constamment raffermie. Il faut imaginer en effet ce qu’implique le fait d’être terrorisé à toute heure du jour et de la nuit. Une terreur incessante car à tout moment un groupe armé peut franchir les portes du monastère et frapper. Cette terreur qui use durablement, le peuple algérien la connaît depuis des années, et les moines de Tibhirine l’ont partagée à son côté durant trois ans. Je l’ai imaginée pendant deux heures dans une salle obscure et mon cœur a appris une autre réalité du terrorisme. J’ai ressenti physiquement ce que pouvait être cette peur. Et ce que l’on doit éprouver quand la mort, omniprésente, paraît inexorable. Cette affirmation peut paraître étonnante venant d’un juge antiterroriste…
Pour moi, le film de Xavier Beauvois a été la première occasion de faire connaissance avec les morts de mon dossier… de leur vivant. A travers ces acteurs je les ai vu vivre… Après la projection, je me suis demandé s’il était important pour eux que l’on découvre la vérité, que l’on sache qui les avait enlevés et qui les avait tués. Est-ce que cela compterait pour eux ?
…Est-ce que cette vérité leur serait chère ? Xavier Beauvois ne m’a donné qu’un seul indice sur ce point essentiel à mes yeux. Dans son testament, écrit à la fin de l’année 1993, sans doute après le choc de la mort des douze ouvriers croates et celui de l’intrusion du groupe d’Attiya dans le monastère, Christian de Chergé exprime son souhait que ce peuple qu’il aime tant, le peuple algérien, ne soit pas indistinctement accusé de son meurtre. Circonscrire la responsabilité d’un crime aux seuls criminels est la seule façon d’innocenter le peuple algérien dans son ensemble. Que le doute plane, que les criminels ne soient pas identifiés est la pire chose qu’une société ait à supporter. Le peuple algérien n’est pas responsable de la peur des moines.
Cette évidence apparente sera énoncée pour l’éternité lorsque les noms des assassins seront connus. Lorsque les moines ne seront plus seulement les victimes de la situation en Algérie. A la fin du film, deux lignes sur l’écran. Deux lignes qui disent que le mystère demeure, que les auteurs de l’enlèvement et de la mort des sept moines de Tibhirine n’ont pas encore été identifiés… Le film s’arrête là et c’est à la justice d’écrire la suite.
Page 305 et suivantes / Les dossiers algériens figurent en bonne place dans l’héritage bruguiérien. A mon arrivée à la galerie Saint-Eloi, il y en avait encore de toutes les époques et il faut bien dire que ça n’a pas beaucoup évolué depuis. Les dossiers restent désespérément figés dans une attente incertaine. On a posé une chape de plomb sur les années noires et les dossiers d’assassinats de ressortissants français en Algérie commis entre 1993 et 1996 ne progressent pas… L’histoire des GIA algériens reste à écrire. Des pans entiers de vérité sont aujourd’hui inaccessibles. Ce n’est pas la Justice, avec ses faibles moyens, qui est apte à démêler seule des écheveaux aussi serrés. Mais elle peut y participer utilement et elle le doit… Le terrorisme international est une matière intimement liée aux fluctuations géopolitiques.
Un dossier totalement verrouillé peut se débloquer dix ans plus tard si la situation politique dans tel ou tel pays a évolué, si un régime en a remplacé un autre ou encore si la France elle-même a modifié sa politique vis-à-vis de ce pays… De manière générale, il n’est pas bon de laisser un crime impuni. Que dire alors d’un crime terroriste qui représente non seulement un crime contre des individus, mais aussi contre un modèle de société et bien souvent contre la démocratie ? Il n’est pas inutile en outre de signifier aux terroristes d’aujourd’hui que la France ne lâche rien, qu’elle n’abandonne aucun dossier, qu’elle entend rechercher, arrêter et condamner les auteurs d’attentats, même trente ans plus tard ! Aucune impunité ne doit exister en matière terroriste et il faut se donner tous les moyens nécessaires pour identifier les criminels.
… Il faut travailler, prendre chaque dossier et lister consciencieusement ce qui a été fait, ce qu’il reste théoriquement à faire, ce qui pourra être fait rapidement, ce qui pourra peut-être un jour être fait. Il faut être logique et imaginatif. Il faut tout d’abord être logique… Dans l’affaire des moines de Tibhirine, il est impossible de ne pas se poser la question essentielle : pour quelle raison seules les têtes nous ont été rendues ? La décapitation est employée fréquemment par les islamistes puisqu’on trouve la trace de cette méthode d’exécution dans la sunna. Pour autant, je n’avais jamais entendu parler d’une affaire où les terroristes auraient pris soin, après la décapitation, de cacher les corps. La logique, malheureusement, ne suffit pas toujours à trouver les réponses. Il faut aussi de l’imagination.