Texte publié par la revue Communio, automne 2006
Ces dernières années, les recherches concernant l’histoire textuelle et rédactionnelle du Coran sont en pleine révolution. Bien que les résultats ne soient connus que par un cercle restreint de spécialistes, il est inévitable que, dans un avenir assez proche, le public cultivé tant musulman que chrétien ou autre en soit averti. Les réactions risquent d’être vives et pourraient peser gravement sur les relations interreligieuses. Il s’impose donc que théologiens et ecclésiastiques soient informés ou au moins conscients du problème.
Tandis que la Bible, selon la théologie chrétienne, a été écrite par des auteurs humains sous inspiration du Saint-Esprit – Spiritu Sancto dictante[2] – le Coran est, selon la doctrine dominante en Islam, la parole de Dieu, non seulement dans son contenu, mais aussi littéralement, en tant que texte, aussi bien en son aspect formel que dans l’expression linguistique concrète (arabe)[3]. Pour cette raison, le Coran est un miracle pour les musulmans ; on se vante de son inimitabilité (i‘jâz) : dès lors, il ne peut être traduit dans une autre langue pour des besoins religieux, toute traduction étant une trahison et une violation de la parole divine et donc un sacrilège[4].
L’histoire traditionnelle des origines du Coran le confirme. Elle nous est transmise - bien qu’avec des variantes parfois assez contradictoires - par une série de sources narratives et hagiographiques, dont la Vie du Prophète telle qu’elle a été refondue par Ibn Hishâm (en Égypte vers 830 après J.-C.), texte qui est tenu en haute estime par les musulmans.
Le Prophète Muhammad aurait reçu, pendant de longues années des révélations de la part de l’ange Gabriel, lui apprenant petit à petit le Coran, en morceaux, comme les pièces d’un puzzle, dont « l’ordre de la révélation » était adapté à sa maturation spirituelle grandissante. Aidé par l’Archange, il lui incombait d’assembler toutes ces parties, qui devaient ainsi être complètement réorganisées. À cette fin, le Prophète recevait chaque année la visite de Gabriel, pour vérifier avec lui l’état de son travail rédactionnel. La dernière année, il y eut deux de ces entrevues, la deuxième juste avant sa mort, pour procéder à une révision finale et pour mettre au bon endroit les dernières parties révélées. Par conséquent le Coran, que le Prophète Muhammad aurait connu par cœur à ce moment et qu’il aurait déjà enseigné à son entourage, correspond mot pour mot au texte de la « Mère du Livre », le modèle archétypique et préexistant du Coran qui est écrit depuis toujours sur la « Table bien gardée », conservée auprès du Trône de la Divinité.
Des chercheurs modernes ont montré que derrière cette légende pieuse, qui conditionne la perception que les musulmans ont de l’Écriture, se cache une réalité complexe : celle de la rédaction du Coran. Ainsi nous savons maintenant avec certitude que cette rédaction n’a pas été l’œuvre du seul Prophète, mais de quelques générations de scribes, qui ont assemblé un grand nombre de révélations confuses, puis les ont collationnées, refondues et ordonnées en un seul livre. Chose faite, ils ont pour ainsi dire « consacré » leur travail rédactionnel, en l’attribuant aux anges et à la relation privilégiée qui aurait existé entre Gabriel et le Prophète. Ensuite, la tradition musulmane s’est efforcée de faire disparaitre toute indication qui pourrait contredire cette présentation des événements. Ce faisant, on a oblitéré la forme, la fonction et le propos original du texte coranique. Néanmoins, la tradition musulmane ayant été développée à partir d’éléments historiquement authentiques, elle conserve pour le philologue moderne encore assez de traces pour lui permettre de reconstituer plus ou moins l’histoire réelle de la rédaction coranique.
Une circonstance aggravante vient toutefois s’ajouter au problème historique : la majeure partie de la littérature des premiers siècles de l’Islam, avant la période abbaside (à partir de 750 après Jésus-Christ) a été totalement perdue. Il semble qu’on a réécrit ou voulu réinterpréter les faits pour les réinsérer en une perspective différente et nouvelle, avec un but apologétique et en l’entourant de légendes. Presque tout ce que nous savons sur la vie du prophète Muhammad, sur la naissance de l’Islam et de l’empire arabe, provient d’ouvrages de compilation du Xe siècle.
Plus surprenant encore : nos plus anciennes sources historiques concernant l’Islam sont des chroniques, non pas musulmanes comme on pourrait s’y attendre, mais chrétiennes, comme celles de Thomas le Presbytre et Jacques d’Édesse, qui ont écrit autour des années 640 et 698[5]. Le Coran est donc un « livre sans contexte », si étrange que cela puisse paraître ; c’est « comme si on cherchait à expliquer les Evangiles seulement à partir de quelques papyrus égyptiens et des inscriptions d’Antioche »[6]. Le Coran a d’ailleurs lui-même subi un sort semblable, puisque nos sources musulmanes nous racontent sans réserve aucune que, une fois que le travail rédactionnel eut abouti à une forme définitive du texte, les califes ont décrété que tous les manuscrits susceptibles de contenir des variantes devaient être détectés et brûlés. Même les descendants du Prophète ont ainsi été obligés de rendre à contrecœur leurs exemplaires du texte, qu’ils avaient gardés jusque là comme une relique précieuse. Il semble que ce travail de destruction ait été mené de manière efficace, car de la période « sauvage » de la transmission du texte, nous n’avons pour ainsi dire plus aucun témoignage primaire. La recherche sur la genèse du Coran se trouve ainsi coincée, comme Prémare l’a fort justement souligné, en un cercle fermé, qui nous est imposé par la tradition musulmane.
Dès que le texte du Coran fut fixe, comme on pouvait s’y attendre, la communauté musulmane s’est mise à se poser des questions théologiques fondamentales : après la conquête des grandes cultures du Proche-Orient avec leurs Églises déjà séculaires, en premier lieu la Syrie et l’Égypte, les musulmans entraient en contact avec la philosophie grecque et la théologie élaborée par les Pères de l’Église.
La théologie musulmane ne connaît pas d’hypostase, pas de médiateur entre Dieu et les hommes, comme celui que le christianisme reconnaît dans le Verbe divin, dans la personne de Jésus. Le prophète Muhammad n’est qu’un simple être humain et, bien qu’on l’ait parfois déclaré infaillible, il ne possède point de nature divine. Muhammad n’étant que l’instrument dont Dieu se sert pour se faire entendre, la révélation ne relève pas de l’initiative d’une personne, mais elle est entièrement renfermée dans le Livre et liée au texte du Coran.
La question théologique concerne donc le statut ontologique de ce livre. S’agit-il d’un texte divin ? Est-il préexistant ? Et si oui : est-il un aspect de la divinité, un attribut divin ? Ou bien le Coran a-t-il été dès le début distinct de Dieu et externe, voire étranger à Lui ? Serait-il alors une de ses créatures ? Ainsi naquit la première grande controverse théologique et la première école de théologie musulmane - celle du mutazilisme - qui débattait du problème de savoir si le Coran est éternel ou créé.
Dans un ouvrage consacré au développement de cette ancienne théologie musulmane, Wolfson[7] a amplement démontré que les anciens théologiens de l’Islam se sont basés sur leurs prédécesseurs chrétiens. En effet, si le Coran n’est rien d’autre que la parole divine en tant que telle, le texte reçoit de ce fait un caractère hypostatique et se situe dans la catégorie des êtres qui sont au niveau, non pas de la Bible ou des Évangiles, mais du Verbe divin qui, selon le premier chapitre de l’Évangile de saint Jean et selon la théologie chrétienne, est incarné dans la personne de Jésus. Cela implique qu’un grand nombre de noms et de fonctions que la tradition attribue au Christ, deviennent applicables au Coran selon la théologie musulmane[8].
Il s’en suit que tout le débat théologique des premiers siècles de l’Islam n’est autre qu’une reprise des grandes controverses christologiques de la période patristique de l’Eglise, avec les mêmes arguments, et formulées dans les mêmes termes, bien qu’elles soient maintenant traduites en arabe. Toute une série d’hérésies autour de la Trinité et des natures du Christ sont ainsi critiquées une seconde fois - surtout l’arianisme et la réaction orthodoxe contre celui-ci occupent une place centrale dans la discussion - mais appliquées alors au Coran et à la relation avec son « auteur » Allâh. Enfin, les mutazilites ont été condamnés sur ordre califal et leurs écrits ont été proscrits ; le Coran a été élevé comme un livre éternellement saint et a ainsi obtenu le statut divin qu’il gardera jusqu’à ce jour : c’est la doctrine de l’infaillibilité du Coran, autour de laquelle il existe un large consensus parmi les musulmans[9].
Cette infaillibilité et perfection du Coran sont maintenant mises en péril par les résultats des nouvelles études de critique textuelle. De plus en plus, on se rend compte que, du temps de Muhammad, le Coran n’avait pas encore la forme d’un livre. Il consistait en une collection variée de textes assez courts, destinés à être récités dans la communauté de Muhammad ou, plutôt, à être chantés pendant des offices religieux.
Ainsi on a montré que le nom Coran en réalité n’est pas un mot arabe, mais bien un terme syriaque[10], indiquant la récitation liturgique de péricopes scripturaires accompagnée de textes méditatifs, que la communauté croyante trouvait depuis des siècles dans des lectionnaires, selon l’ordre des fêtes liturgiques. Autrement dit, « Coran » signifie tout simplement ce que la liturgie chrétienne appelle un graduel (graduale), c’est-à-dire les chants qui accompagnent la lectio divina pendant les offices.
S’y est ajoutée une série de textes plus ou moins longs, souvent de nature parénétique et qui présentent beaucoup de ressemblance avec ce que l’église syriaque entend sous le nom de « mimre », genre qui n’existe pas en Occident et qu’on pourrait définir comme des poèmes homilétiques. Saint Ephrem, entre autres, en a écrit un grand nombre[11].
On comprend aisément pourquoi le Coran donne une impression si confuse à tous ceux qui entament sa lecture pour la première fois. Le livre est comme un lectionnaire, contenant des chants et des morceaux homilétiques, entre lesquels ont été supprimées les lectures bibliques elles-mêmes. Dès lors, les parties narratives apparaissent sous une forme presque incompréhensible pour ceux qui ignorent l’histoire sous-jacente, et des générations de commentateurs musulmans se sont épuisées pendant tout le Moyen Âge à élucider les péricopes coraniques en restituant leur contexte. Leurs explications se lisent dans les grands commentaires ainsi que dans des Légendes prophétiques[12]. Signalons que le style allusif du Coran ajoute au caractère enthousiasmant du texte, dont la lecture récitative, psalmodiante, emporte souvent les esprits des musulmans d’une façon irrésistible.
Récemment, Christoph Luxenberg a publié un livre controversé dans lequel il a mis le doigt sur un grand nombre d’expressions syriaques dans le texte du Coran : il est impossible, selon l’auteur, de comprendre correctement un grand nombre de versets coraniques sans faire référence à cet arrière-plan syriaque[13].
Bien qu’il faille certainement corriger et compléter certaines de ses analyses textuelles, la position de base nous semble d’emblée acquise : il y a derrière le Coran une tradition syriaque littéraire. Déjà en 1927 Alphonse Mingana, d’origine irakienne, avait calculé qu’environ 70 % des mots étrangers dans le Coran sont empruntés au syriaque et que, pour ainsi dire, tous les noms bibliques y apparaissent sous leur forme syriaque (et sont donc empruntés à la traduction syriaque de la Bible). Nous avons essayé à notre tour de démontrer que les péricopes évangéliques du Coran proviennent du Diatessaron syriaque, « L’harmonie des Évangiles » que Tatien a rédigée au IIe siècle et qui est restée en usage en Syrie pendant des siècles[14].
Ainsi, le Coran était-il à l’origine autre chose que ce qu’il est devenu par la suite : il n’était pas le texte de la révélation en soi, mais un ensemble de textes destinés à accompagner et à élucider la révélation. Souvent le Coran déclare qu’il est rédigé en un « langage arabe clair ». Il s’en suit que les textes qu’il accompagnait n’étaient pas écrits en un tel arabe clair ils étaient lus par la communauté croyante autour du Prophète en une langue liturgique chrétienne, qui, en ce temps et en ce milieu précis, pouvait difficilement être autre que le syriaque, langue qui jouait donc pour la communauté arabe de Muhammad le rôle du latin dans la période préconciliaire de l’Église romaine. Le Coran contenait la traduction du texte biblique ainsi que son explication et les prières qui s’y rapportent, en langue vulgaire.
Aussi, l’enseignement de Muhammad était à l’origine beaucoup plus proche de la tradition judéo-chrétienne que ce qu’il deviendra plus tard dans l’orthodoxie sunnite. Probablement le Prophète n’avait-il même pas l’intention de fonder une nouvelle religion. Déjà au début du siècle précédent, le professeur au collège de France Paul Casanova, avait analysé minutieusement la façon dont Muhammad percevait sa prophétie et il avait constaté qu’il se considérait comme le prophète de la Fin du Monde[15]. Ceci est même le sens de l’expression bien-connue du « sceau des prophètes » : Muhammad croyait qu’avec lui la période de la révélation et de l’économie du salut touchait à sa fin, qu’il ne viendrait après lui plus aucun prophète, puisqu’il était destiné à accompagner son peuple au Jugement dernier. C’est pour cette raison qu’aucune disposition n’avait été prise à sa mort pour régler sa succession.
D’autres éléments confirment que Muhammad était issu d’une communauté millénariste, chrétienne dissidente, présentant un grand nombre de traits docétiques et ayant un arrière-plan judéo-chrétien[16], voire manichéen. En effet, tout comme Mani, Muhammad se considérait comme le Paraclet, que Jésus avait annoncé (Jean 15, 26 ; 16, 7-9 / Sourate 61, 6). Pour ses adeptes il écrivait des textes oraculaires annonçant le Jour imminent de la Rétribution, des prières (d’heures) inspirées par les Psaumes, des textes édifiants avec des méditations sur les Écritures et la Loi. Par conséquent, un grand nombre des chapitres du Coran (les sourates) se présentent comme des conglomérats de paroles divines particulières et éparses. Aussi, du temps du Prophète, le Coran n’était-il pas un livre en tant que tel, il n’y avait pas un seul Coran, mais bien des dizaines de « leçons » ou « corans », qui n’ont été rassemblés par les rédacteurs du Coran en un seul livre qu’après la mort de Muhammad. En témoigne l’étonnement du premier calife Abu Bakr, lorsqu’on lui proposa de « rassembler » le Coran : « Pourquoi ferais-je ce que le Prophète n’a jamais fait ? »
Or, tout ce qui précède prélude à un problème théologique déconcertant. Comme il résulte de la recherche coranique moderne que ce texte n’a pu être révélé en tant que tel, mais que sa forme concrète est le résultat du pieux travail de quelques générations de scribes, qui ont donné au livre sacré de l’Islam son aspect actuel en le constituant à partir d’un grand nombre de fragments textuels disparates, il s’avère impossible de continuer à professer que le Coran soit mot pour mot identique au Coran parfait qui existe de toute éternité et qui est un avec Allâh. Comment les textes de liaison que les rédacteurs ont introduits pourraient-ils avoir une origine divine ? Comment la langue arabe pourrait-elle être parfaite et préexistante, quand elle s’avère parsemée de syriacismes, d’hébraïsmes, de mots persans, grecs, voire latins, provenant des cultures avec lesquelles Muhammad était en contact ? Dieu devait-il alors faire appel à des expressions étrangères, du fait que « sa » langue serait déficiente ? D’ailleurs, le caractère du texte est différent de ce que prétend la doctrine islamique traditionnelle : le Coran est un texte méditatif et explicatif, plutôt que révélateur ; il présente toutes les marques distinctives d’un graduel. Un tel écrit pourrait difficilement être la parole éternelle de Dieu.
On peut même aiguiser cette problématique théologique, d’une manière plus théorique encore, du point de vue de la philosophie du langage. Comment un texte, n’importe lequel, formulé en une langue concrète, pourrait-il être divin ? Par nature, toute langue dépend d’une culture ; elle découle de la pensée humaine et l’accompagne en même temps. C’est l’intuition de Hegel : l’homme pense en paroles. L’évolution des langues à elle seule prouve que la langue est un phénomène historique ; aucun texte ne saurait être anhistorique ou avoir un caractère pré-existentiel. La langue s’est concrétisée et a évolué avec la communauté humaine qui en use. Toute langue est donc par définition relative : elle n’existe qu’en fonction de la communication entre hommes et elle est liée à l’histoire, au temps et à l’espace.
Tout ceci devient encore plus problématique, dès qu’il s’agit de la parole fixée par écrit : la langue écrite, d’expression intersubjective entre interlocuteurs, devient alors une représentation objective de pensées. Le texte matérialise la langue. Or, tout ce qui est matériel est de ce fait même, imparfait, temporel, local et transitoire et ne saurait donc être divin. Or, dans le Coran, la Parole divine est matérialisée, on pourrait presque dire incarnée, en un sens métaphorique. Lié à la langue, le texte coranique se désacralise automatiquement. Tout ce qui est relatif, comme tout ce qui s’exprime en une langue, ne peut aucunement être absolu. Pour cette raison aucun texte (le Coran en particulier) ne peut avoir un caractère divin. Tout au plus, peut-il se référer aux pensées divines, « car partielle est notre science, partielle aussi notre prophétie » (1 Corinthiens, 13, 9). Sans doute, est-ce pour cette raison que Jésus n’a jamais écrit - si ce n’est avec son doigt sur du sable croulier - et a formulé son message sous forme parabolique.
Il est inévitable que le monde musulman, dès que ces objections théologiques gagneront un cercle plus large de croyants, ira vers une crise profonde, comparable à celle qu’a connue la chrétienté au cours du siècle précédent, suite aux études touchant la critique textuelle de la Bible, mais cette crise s’annonce beaucoup plus dévastatrice. Jusqu’à présent, on essaie de fermer les yeux, on refuse d’accepter qu’il y ait des inégalités dans l’arabe du Coran : les anciennes formes dialectales typiques du mecquois de Muhammad sont déclarées être des expressions d’origine divine:
L’occurrence de mots empruntés est, sinon niée contre toute évidence, du moins passée sous silence et oblitérée dans les publications et dans l’enseignement musulmans. On ne peut continuer indéfiniment à prétendre que tous les spécialistes du Coran, qui n’ont que des intentions scientifiques sincères, font partie d’un gigantesque complot mondial, avec comme unique objectif de ridiculiser l’Islam. Bien au contraire : la plupart d’entre eux sont pleins de respect pour l’Islam et pour ceux qui le confessent ; ils s’imposent une neutralité rigoureuse dans leurs recherches, tout en ayant une sympathie chaleureuse pour les hommes qu’ils étudient.
Tout d’abord il faudra accepter que le Coran n’est finalement pas le texte pour lequel on le tient traditionnellement : le Coran n’est pas et ne saurait pas être la parole littérale de Dieu. Mais, à supposer qu’on veuille rester fidèle à l’Islam, que peut être alors le Coran ? Bien qu’il ne soit pas de notre devoir d’expliquer aux théologiens musulmans quels raisonnements ils devraient suivre, il ne reste, croyons-nous, qu’une seule piste ouverte.
La solution du problème consiste à redéfinir le statut de la Mère du Livre (le modèle archétypique du Coran céleste) et sa relation avec la Révélation, qui doit alors être distinguée radicalement de la forme concrète et terrestre du Coran.
Il y a quelques années, un savant tunisien, Mondher Sfar, a édité un livre remarquable sous le titre éloquent : Le Coran est-il authentique ? Le texte, écrit d’une façon extrêmement claire et abordable pour le non-spécialiste, donne en même temps une excellente introduction aux recherches actuelles sur le Coran[17]. Selon Sfar, la distinction même qu’établit le Coran entre celui-ci et la « Mère du Livre » prouve que ces deux versions ne peuvent être identiques ; sinon, pourquoi ne pas avoir révélé tout simplement ce texte-mère original ? Tout indique au contraire que le Coran se réfère au texte prototype, dont il rend en premier lieu le sens.
Il faut donc situer et comprendre la rédaction du Coran dans le contexte culturel du Moyen-Orient ancien. En ces cultures, les textes provenaient toujours d’une instance (par exemple le roi) qui ne les mettait pas personnellement par écrit, mais confiait cette tâche rédactionnelle à un scribe qui avait pour mission d’interpréter les pensées des promoteurs du texte, de les (re)formuler et de les rédiger. Le scribe devait rendre le sens aussi fidèlement que possible, par des expressions et des phrases qu’il jugeait adaptées. Il en va de même pour les textes religieux. En ce cas, le scribe est considéré comme inspiré et de ce fait, le contenu est également inspiré et authentique. La manière dont les dispositions de Dieu sont exprimées relève ainsi de l’ordre humain, mais les idées qui sont développées restent incontestablement divines : elles sont la parole de Dieu et donc vraies. C’est cette parole de Dieu qui est fixée une fois pour toutes et qui est contenue dans la « Mère du Livre ».
Tout d’abord le caractère sacré de la Bible selon la théologie chrétienne devient très similaire au caractère sacré du Coran selon l’Islam : tous deux considèrent dorénavant le texte sacré comme inspiré, sans qu’il soit le résultat d’un diktat littéral.
Ensuite et surtout, il faudra cependant admettre une différence radicale entre la Parole éternelle de Dieu qui a un caractère transcendant, et l’expression qu’en donne la sainte écriture. Celle-ci se réfère seulement au Verbe, sans coïncider avec lui de manière substantielle. Dès lors, le Coran n'est pas la Parole divine elle-même - ce qu'aucun texte ne saurait être - mais il ne fait que témoigner de cette Parole. Aussi, ce Verbe doit être défini plutôt comme une forme de langage parlée - une parole « vivante »[18] - et moins comme texte, qui est fixé dans une expression verbale immuable. Autrement dit : le Verbe de Dieu recevra en Islam un caractère hypostatique sans être lié de façon substantielle à une Écriture, mais bien avec le Dieu dont il provient.
Rejoint-on ici l’intention originale de Muhammad et de la communauté religieuse dont il faisait partie et qui aurait confessé une forme de judéo-christianisme ?
Si déconcertants que puissent être pour la communauté musulmane ce raisonnement et cette conclusion théologique, ils nous rappellent certaines considérations des plus grands théologiens musulmans, dont Muhyi ad-Dîn Ibn ‘Arabî (Murcie, 1165 Sâlihiyya / Damas, 1240), une des plus grandes personnalités religieuses et mystiques de tous les temps. Bien qu’Ibn ‘Arabî ait continué à accuser les chrétiens d’impiété, la révélation divine telle qu’il l’a décrite se transmet à travers une succession de théophanies, qui supposent une forme de trinité : bien que Jésus ne soit pas Dieu substantiellement, il apparaît toutefois comme une théophanie, comme une sorte d’ange, et l’Esprit saint n’est autre que cette présence divine en lui. Jésus se révèle donc comme un immortel initiateur errant, que la tradition islamique identifie souvent avec le personnage légendaire al-Khâdir. Ainsi, la révélation reçoit-elle un caractère personnel, le Verbe étant une apparence (mazhar) de Dieu, chargée de l’exégèse de l’économie du salut.
--------------------------------------------------------------------------------
[1] Islamologue, Faculteit Vergelijkende Godsdienstwetenschappen, Anvers ; article paru dans la revue Communio, septembre-décembre 2006.
[2] Denzinger 783 ; voir l’encyclique de Pie XII, Divino afflante Spiritu, dont le titre est repris littéralement dans la Constitution dogmatique sur la Révélation de Vatican II : Dei verbum, § 9, ainsi que la formulation de Thomas d’Aquin, Somme théologique, I. II q. 106 (Utrum Lex Nova sit lex scripta), a. 1 : « principaliter lex nova est indita, secundario autem est lex scripta ».
[3] Al-Ash‘arî, Kitâb al-ibâna ‘an usûl al-dijâna, Haidarabad 1321, 41 (cité en tr. allemande par I. Goldziher, Vorlesungen über den Islam, Heidelberg 1925, 1963, 113).
[4] Une formulation classique de cette doctrine se trouve chez al-Bâqillânî (m. en 1013), I‘jâz al-Qurân (« l’inimitabilité du Coran »), voir G. E. von Grunebaum, A Tenth-century Document of Arab Literary Theory and Criticism, Chicago, 1950 (avec comm. et tr.).
[5] Le lecteur intéressé trouvera une étude approfondie de ces sources dans le livre de A.-L. de Prémare, Les fondations de l’islam. Entre écriture et histoire, Paris, 2002.
[6] Ainsi F. E. Peters, The quest of the historical Muhammad, IJMES 23, 199 1, 292, 300.
[7] H. A. Wouson, The Philosophy of the Kalam (Structure and Growth of Philosophical Systems from Plato to Spinoza 4), Harvard, 1976. On peut se poser des questions concernant certains détails de ce livre, discussion ici hors de propos.
[8] On oublie souvent ce fait essentiel dans le dialogue interreligieux, islamo-chrétien : ce qu’il faut comparer, ce ne sont pas tellement les différences entre ce que confessent musulmans et chrétiens concernant la personne du Christ, mais plutôt ce qui, dans l’ordre de la révélation, se situe au même niveau dans les deux religions, c’est-à-dire le Verbe incarné et le Coran.
[9] Bien que le chiisme y ajoute le magistère de l’imam, qui révèle et enseigne la signification profonde, ésotérique (bâtin) du Coran.
[10] Le syriaque est la forme chrétienne de l’araméen (comme on sait, la langue vulgaire des juifs dans la période néotestamentaire), qui s’est propagée à partir du royaume d’Édesse sur tout le territoire araméen et est ainsi devenue la langue littéraire à partir de la fin du le siècle.
[11] Ainsi selon Luxemberg, suivant les remarques de Tor Andrae, des poèmes de saint Ephrem ont servi de modèle pour certaines parties du Coran !
[12] Les qisas al-anbiya, sorte de livres d’histoire biblique sémi-légendaire, destinés à un large public.
[13] Christoph Luxenberg, Die syro-aramäische Lesart des Koran. Ein Beitrag zur Entschlüsselung der Koransprache, Berlin (2000), 2004.
[14] A. Mingana, « Syriac influence on the style of the Cur’an », Bulletin of the John Rylands Library 11, 1927, 77-98, et ma contribution : L’Évangile du Prophète, dans: D. de Smet, G. de Callataÿ & J.-M.-F. Van Reeth (éd.), Al-Kitab. La sacralité du texte dans le monde de l’Islam. Actes du Symposium International tenu à Leuven et Louvain-la-Neuve du 29 mai au 1er juin 2002 (Acta Orientalia Belgica, Subsidia III), Leuven-Bruxelles-Louvain-la-Neuve, 2004, 155- 174.
[15] P. Casanova, Mohammed et la Fin du Monde. Étude critique sur l’islam primitif, Paris, 1911-1913.
[16] On a ainsi fait référence aux Ebionites et Elkésalftes, recherche que nous ne pouvons évidemment pas poursuivre ici.
[17] Mondher Sfar, Le Coran est-il authentique ?, Paris, 2000. Un autre livre très instructif destiné à un large public est celui de A.-L. de Prémare, Aux origines du Coran. Questions d’hier, approches d’aujourd'hui, Paris, 2004.
[18] Hébreux, 4, 12 ; 2 Corinthiens 3, 3.
Les moines de Tibhirine Les moines de Tibhirine Les moines de Tibhirine Les moines de Tibhirine Les moines de Tibhirine Les moines de Tibhirine Les moines de Tibhirine Les moines de Tibhirine Les moines de Tibhirine Les moines de Tibhirine Les moines de Tibhirine Les moines de Tibhirine Les moines de Tibhirine Les moines de Tibhirine Les moines de Tibhirine Les moines de Tibhirine Les moines de Tibhirine Les martyrs de Tibhirine Les martyrs de Tibhirine Les martyrs de Tibhirine Les martyrs de Tibhirine Les martyrs de Tibhirine Les martyrs de Tibhirine Les martyrs de Tibhirine Les martyrs de Tibhirine Chrétiens en Algérie Chrétiens en Algérie Chrétiens en Algérie Chrétiens en Algérie Chrétiens en Algérie Chrétiens en Algérie Chrétiens en Algérie Chrétiens en Algérie Chrétiens en Algérie Chrétiens en Algérie Amitié islamo-chrétienne Amitié islamo-chrétienne Amitié islamo-chrétienne Amitié islamo-chrétienne Amitié islamo-chrétienne Amitié islamo-chrétienne Amitié islamo-chrétienne Amitié islamo-chrétienne Amitié islamo-chrétienne Amitié islamo-chrétienne Islam Islam Islam Islam Islam Islam Islam Islam Islam Islam Islam Islam Islam Islam Islam Islam Islam Islam Islam Islam Islam Islam Islam Islam Islamistes Islamistes Islamistes Islamistes Islamistes Islamistes Islamistes Islamistes GIA GIA GIA GIA GIA GIA GIA GIA GIA GIA Coran Coran Coran Coran Coran Coran Coran Coran Coran