Annie Laurent

L'islam et la foi chrétienne

 

L'un des plus grands défis auxquels l'Europe est aujourd'hui confrontée, c'est l'islam, incontestablement. Comment les chrétiens doivent-ils aborder ce contexte nouveau ? Comment doivent-ils se situer par rapport à l'islam et aux musulmans ? Telles sont les questions qui nous sont posées.

D’abord, il me paraît important de souligner la nécessité de s'informer avec objectivité et de rechercher l'équilibre dans nos jugements. L'ignorance peut engendrer le désarroi et la peur qui elles-mêmes peuvent conduire à des attitudes qui ne sont pas vraiment évangéliques, telles que le repli sur soi ou le rejet de l'autre. La sérénité n'empêche pas la lucidité et le réalisme. Deux écueils sont donc à éviter: la diabolisation et l’idéalisation.

Les chrétiens doivent aujourd'hui apprendre à connaître l'islam dans sa doctrine et dans ses différents modes d’expression qui varient d'une aire culturelle à l'autre. Cette information les aidera dans la rencontre avec les musulmans. Mais s'ils veulent inscrire leur dialogue dans une perspective de salut, et non se contenter d'un dialogue de salon, ils doivent avant tout bien connaître le contenu de leur foi et, si possible, en vivre. Dans notre perception de l'islam et dans nos rapports avec les musulmans, nous devons être vrais avec nous-mêmes et être fidèles à Jésus-Christ. Il convient donc d'éviter tout indifférentisme religieux ou tout syncrétisme, en tenant ferme que la Vérité ne se trouve en plénitude que dans la Révélation chrétienne, même si des Semina Verbi se trouvent dans les autres religions, comme l'a rappelé Vatican II en se basant sur l'enseignement des Pères de l'Eglise. Cela dit, devant la foi reçue gratuitement, sans aucun mérite de notre part, il nous faut être humbles et éviter l'arrogance. Mais, rien n'est plus méprisable aux yeux d'un musulman qu'un chrétien qui dissimule son identité ou qui renie sa foi. C'est là qu'il importe aussi de nous interroger sur la valeur de notre témoignage. Quel modèle offrons-nous aux musulmans qui arrivent chez nous et pour lesquels l'Occident est toujours "chrétien"? C'est une question grave.

Si j'ai insisté sur l'attachement à la vérité, je voudrais tout autant insister sur la charité. Comme nous l'enseigne saint Paul, vérité et charité sont indissociables (1 Co 13, 6). La charité doit s'enraciner dans la vérité, mais la vérité ne peut pas se passer de la charité. La charité vraie exige que nous aimions les musulmans comme nos frères, sachant qu'ils sont comme nous enfants de Dieu. L’admirable testament spirituel du Père Christian de Chergé, prieur de Tibhirine, peut nous aider dans cette démarche (1). Pour ma part, je pense que nous devons aimer les musulmans doublement, en considérant leur ignorance d'un Dieu-Amour. La clarté est, selon moi, le maître-mot du dialogue. Aussi, mon propos consistera ici à clarifier certains concepts largement répandus et susceptibles d'entretenir des confusions.

1° L'islam comme religion monothéiste

L'islam est bien une religion monothéiste qui place en son centre la foi en un Dieu unique, mais c'est un monothéisme d'une nature différente du monothéisme chrétien. Bien sûr, les musulmans ont le même Dieu que nous, toute l'humanité a le même Dieu créateur et sauveur, même si elle n'en est pas consciente. Mais les musulmans ignorent une partie de la vérité sur Dieu, car le Coran refuse de s'aventurer dans une connaissance intime de son mystère intérieur. Il met l'accent sur l'unicité de Dieu qui s'oppose à la Trinité. Il ne faut pas confondre unité et unicité. Pour nous, Dieu est à la fois Un et Trine. C'est pourquoi je préfère ne pas dire de Dieu qu'il est seulement Un. Cela crée une ambiguïté. Le monothéisme islamique est un monothéisme radicalisé. Le Dieu du Coran est un Dieu solitaire qui ne se donne pas, ne se révèle pas, mais révèle sa Loi. Beaucoup de musulmans croient que le Dieu trinitaire que nous adorons est une triade , c'est-à-dire un Dieu unique auquel nous associons deux divinités. Marie et Jésus. Le Coran insiste sur l'obligation de ne pas dire "Trois". Ce faisant, les chrétiens se rendent coupables d'associationisme, qui est le seul péché irrémissible (chirk).

Si les musulmans ne comprennent pas la notion de Trinité, c'est que, pour eux, il n'y a de paternité que biologique. Dire que Jésus est Fils de Dieu est donc un scandale, car cela suppose que Dieu s'est uni à une femme, Marie, pour avoir un enfant. On peut dès lors imaginer ce que peut représenter pour un musulman la découverte bouleversante d'un Dieu Père. L'ignorance de la fécondité spirituelle a des prolongements anthropologiques: en islam, il n'y a pas de virginité consacrée. De même, l'islam désapprouve le célibat, souvent considéré, à l'instar de la stérilité, comme une malédiction divine. Le mariage a une importance telle en islam que Mahomet en a fait "la moitié de la religion". Mais le mariage musulman n'est qu'un contrat entre deux personnes qui peut être rompu à l'initiative de l'époux, car les sacrements n'existent pas en islam.

On comprend donc que les musulmans ne se considèrent pas comme des fils de Dieu, mais comme des serviteurs, voire comme des esclaves de Dieu, selon ce que dit le Coran. C'est pourquoi le Livre saint de l'islam ne reprend pas le récit de la Genèse qui voit Dieu créer l'homme "à son image et à sa ressemblance". De même, la vision béatifique est incertaine dans le paradis tel que décrit par le Coran. Ce paradis est une vie terrestre améliorée, une récompense pour ceux qui auront été de bons musulmans, c'est-à-dire ceux qui auront suivi fidèlement les prescriptions du Coran et de la Tradition (Sunna), laquelle a autant de valeur que le Livre.

Le Dieu de l'islam est un Dieu transcendant - comme pour nous d'ailleurs, même si nous avons trop tendance à l'oublier - mais seulement transcendant et donc souverain. C'est un Dieu inaccessible, impénétrable, inconnaissable. Or, qui dit Trinité dit auto-communication en Dieu Lui-même, relation, alliance et même partenariat entre Dieu et l'homme. Comparer le statut de la Bible et du Coran est très éclairant. Tandis que, pour les musulmans, le Coran a été dicté par Dieu à un Mahomet illettré qui n'a eu qu'à le réciter, nous savons que la Bible (Ancien et Nouveau Testaments) est un recueil de livres inspirés dont la rédaction a nécessité un concours à la fois divin et humain.

Il résulte de tout ceci que les musulmans ne voient pas Dieu sous les traits d'un Dieu-Amour. Dès lors, l'Incarnation est impensable. Que Dieu s'approche des hommes, s'abaisse jusqu’à adopter la condition humaine , est indigne de Lui et de Sa transcendance. Si l'islam refuse l'Incarnation, c'est aussi parce qu'il ne voit pas la nécessité d'une Rédemption et, a fortiori, de la Passion, de la Mort et de la Résurrection du Christ. Pour les musulmans, Dieu ne peut pas avoir sacrifié Son envoyé sur une croix: c'est indigne de Sa toute-puissance.

Jésus occupe cependant une place importante dans le Coran. Mais est-ce le même Jésus que celui des Evangiles ? La question doit être posée, car ce Jésus n'est pas Dieu, il n'est pas Fils de Dieu, il n'est pas l'une des trois Personnes de la Trinité. Pour l'islam, Jésus est un prophète qui a eu deux missions. D'une part, il devait apporter l'Evangile (Injîl) pour rectifier le précédent Livre de Dieu, la Torah donnée à Moïse, que les juifs auraient dénaturée. Je dis Evangile au singulier, car, pour les musulmans, il ne saurait y avoir quatre évangiles; cette pluralité est un signe de fausseté. D'autre part, Jésus devait annoncer la venue de Mahomet comme " sceau des Prophètes". Le mot "Paraclet", présent dans le Coran, concernerait Mahomet et non pas l'Esprit Saint.

Cela dit, Jésus jouit d'une situation enviable dans le Coran. Il a bénéficié de privilèges hors du commun pour les besoins de sa double mission. Ainsi est-il né d'une mère vierge, ce qui est absolument unique en islam, et a-t-il accompli des prodiges (parler dès le berceau, donner la vie à des oiseaux d'argile). Il s'agit de récits souvent empruntés aux évangiles apocryphes. Cependant, Jésus n'est qu'un homme. Pour accréditer sa génération purement humaine, son nom est toujours accolé à celui de sa mère, Marie: Jésus, fils de Marie. Ce qui frappe aussi c'est que le nom de Jésus en arabe, Issa, n'a aucune signification particulière, alors que nous savons qu'en hébreu Jésus se traduit par "Dieu sauve". Ceci est important parce que, dans les langues sémitiques, le nom signifie la personnalité et la vocation de celui qui le porte.

Quant à Marie, elle jouit aussi d'un traitement de faveur dans le Coran. Elle est la seule femme désignée par son nom . C'est tout de même impressionnant lorsque l’on pense au statut de la femme en islam. Le Coran ne parle même pas de la mère de Mahomet . Cela dit, la Marie musulmane est comme inachevée lorsqu'on la compare avec ce que nous en disent les Evangiles. Ainsi, si elle a bien conçu Jésus tout en restant vierge, et en gardant une virginité perpétuelle, elle n'a pas bénéficié d'une immaculée conception. Cela se comprend puisque l'islam ignore le péché originel. A cet égard, je crois qu'il y a un mystère dans cette relative et étonnante préservation de la Sainte Vierge dans le Coran où elle est présentée comme un modèle à imiter. De plus en plus de musulmans, surtout des femmes, la prient dans les sanctuaires qui lui sont dédiés. Ne serait-ce pas qu'elle aurait vocation, à une heure que Dieu seul connaît, d'ouvrir les yeux et les coeurs des musulmans sur la réalité de son propre mystère et, partant de là, sur le mystère de son fils Jésus Lui-même ? Nous pouvons y croire et prier pour cela.

Cette piété mariale est d'autant plus remarquable que l'islam n'admet aucun intermédiaire entre Dieu et l'homme: ni intercession ni communion des saints. L'homme est seul devant son Dieu. De même, Dieu n'a institué aucune médiation pour communiquer Sa grâce. C'est pourquoi l'islam ignore les sacrements. Notons toutefois que s'il n'existe pas de sacerdoce islamique, les sociétés musulmanes se sont dotées d'un clergé aux fonctions multiples: appel à la prière, conduite de la prière et prédication, élaboration du droit islamique, gestion des affaires temporelles et religieuses, etc.

Il faut ajouter que, sauf exceptions, notamment chez les mystiques - mais ceux-ci sont minoritaires et, souvent, marginalisés - le musulman n'a pas de relation personnelle ou intime avec Dieu. Sa prière est d'abord une prière rituelle, obligatoire cinq fois par jour. Signalons cependant qu'un "islam du coeur" semble se développer, notamment chez les jeunes nés en Europe qui ne veulent plus se contenter d'un islam transmis par des parents non préparés à leur en donner le sens profond. Il faut avoir conscience de cette évolution. Entendre les chrétiens parler du christianisme comme d'une religion d’amour ne peut pas, me semble-t-il, ne pas avoir de retombée sur la façon dont les musulmans conçoivent leur propre religion et leur rapport à Dieu. Peut-être - il faut le souhaiter - en viendront-ils à envisager autrement la notion de péché. Blessure infligée à l'amour de Dieu pour les chrétiens, le péché est, en islam, une infraction à un code de loi (le Coran et la charia, la loi islamique). Les conséquences sur la formation de la conscience sont importantes.

L'absence de sacrements en islam est une grande privation et cela doit nous inspirer une profonde compassion pour les musulmans. Lorsque l'on considère que, faute par exemple du sacrement de la confession, un musulman qui se sait coupable d'une faute grave ne saura jamais, sa vie durant, si Dieu lui a pardonné, comment ne pas éprouver un désir accru de prier par substitution pour les fidèles de l'islam ? Prions pour que les musulmans connaissent enfin le Dieu Amour qui pardonne quand on le Lui demande avec un repentir sincère. N'est-ce pas cela, la vraie finalité du dialogue islamo-chrétien: aider les musulmans à découvrir le Dieu Amour?

2° L'islam comme religion abrahamique

Il est devenu banal de parler des "trois religions abrahamiques": judaïsme, christianisme, islam. Qu'en est-il pour l'islam ? Il est exact qu'Abraham a une place importante dans le Coran, mais s'agit-il du même que celui de la Bible ? En fait, le Livre saint de l'islam nous dévoile un Abraham incomplet. Dans le Coran, Abraham est le musulman parfait parce qu'il s'est soumis à Dieu en acceptant de Lui sacrifier son fils (non nommé). Le mot "islam" signifie d'ailleurs "soumission". L'Abraham de l'islam est donc amputé d'une dimension essentielle, celle de l'alliance et de la promesse. Dans le Coran, Dieu ne promet rien à Abraham: Il teste seulement son obéissance. Notons que les textes officiels de l'Eglise se veulent prudents quant au rattachement authentique de l'islam à Abraham . ils ne l'accréditent pas. Qu'il suffise de relire la déclaration Nostra Aetate (n° 3) - en quelque sorte la charte du dialogue interreligieux - dont le passage relatif aux musulmans est repris dans le Catéchisme de l'Eglise catholique (n° 841).

Cela dit, Abraham n'est pas le seul personnage biblique à figurer dans le Coran. On en trouve vingt-deux, parmi lesquels Adam, Noé, Moïse, Aaron, Joseph, David, Zacharie, Jean (le précurseur de Jésus), etc. Leur présence suggère une parenté avec le christianisme. Or, il ne s'agit que d'emprunts bibliques, disparates, décousus, déformés, qui ne s'inscrivent pas dans l'histoire du salut. On peut dire que si l'islam a des histoires, il n'est pas une histoire.

Ces emprunts ont des buts pédagogiques: ils sont destinés à étayer la démarche islamique, à servir d'exemples aux musulmans. Parmi les personnages bibliques, Moïse est le plus souvent cité (502 versets coraniques en traitent sur 6.236). A la fois chef temporel et chef spirituel, il y apparaît comme la préfiguration de Mahomet qui remplira, lui aussi, cette double fonction, notamment après son émigration de La Mecque à Médine (622) où il organisa la première cité islamique. Quant aux grands prophètes d'Israël, tels que Isaïe, Jérémie, Ezéchiel, ils sont tout simplement absents du Coran et ce n'est sans doute pas sans raison, étant donné leur rôle annonciateur de la venue du Messie Jésus.

Pour l'islam, le grand prophète, c'est Mahomet qui est présenté, comme je l'ai déjà indiqué, comme le "sceau des prophètes" . L'importance de Mahomet est telle que son nom figure dans la profession de foi islamique (la chahada) . "Il n'y a de dieu que Dieu et Mahomet est son prophète". Pour nous, chrétiens, Mahomet est-il un prophète ? Evidemment, nous ne pouvons que répondre non. Mais cela pose un problème de fond dans nos relations avec les musulmans. "Nous reconnaissons Jésus comme prophète, pourquoi ne reconnaissez-vous pas Mahomet comme tel ? ", nous demandent-ils. Or, si la reconnaissance de Jésus comme prophète ne transgresse pas la foi islamique, un chrétien reconnaissant Mahomet comme prophète devient musulman. Cela va de soi. C'est pourquoi, à mon sens, il vaut mieux éviter d'utiliser le mot "prophète" seul lorsqu'on désigne Mahomet. Les musulmans et les autres - peuvent y voir une accréditation implicite de son prophétisme.

De même, il faut être prudent en ce qui concerne l'emploi du mot "Révélation". Il n'y a qu'une Révélation, bien sûr. Penser qu'il y a plusieurs révélations signifierait que Dieu peut se révéler aux uns et aux autres dans des termes contradictoires ou incompatibles entre eux. Je voudrais ajouter que, malgré l'ordre chronologique de son apparition, l'islam n'est pas un accomplissement, comme l'est le christianisme. Par bien des aspects, en particulier la prédominance de la loi sur l'amour, l'islam est un retour en arrière. Ses emprunts aux prescriptions mosaïques, notamment dans les domaines du rite et de la morale, le montrent amplement.

3° L'islam comme religion du Livre

Au coeur de l'islam, il y a un Livre: c'est le Coran. Pour les musulmans, le Coran est la Parole de Dieu faite Livre, c'est en quelque sorte la matérialisation du Verbe de Dieu. Par analogie, on pourrait dire que le Coran est, pour les musulmans, l'Incarnation. Ce Livre est incréé, c'est-à-dire qu'il a préexisté à la création, de toute éternité, et il a été donné en langue arabe, "claire" précise le Coran. Si bien que, pour certains musulmans, Dieu parle en arabe. D'où la sacralité de la langue arabe, seule valable dans la liturgie, même chez les musulmans non-arabophones qui représentent aujourd'hui les trois quarts de l'islam mondial.

Ce qui frappe dans un Livre qui est censé avoir existé de toute éternité et être valable pour tous les temps et tous les lieux, c'est de voir à quel point il épouse la vie de Mahomet. Il répond à ses interrogations, résout ses problèmes de relations, de vie conjugale, cautionne ses choix et ses attitudes. Peut-on dès lors vraiment parler d'origine divine ? Ainsi se pose la question des origines de l'islam, question qui n'a pas encore été résolue de façon crédible et qui ne pourra l'être que par les musulmans eux-mêmes. A notre époque, et dans les pays d'Europe où ils bénéficient de la liberté nécessaire, certains chercheurs s'essaient à ce travail. Qu'il me suffise de citer l'ouvrage récent de Moundher Sfar, Le Coran est-il authentique? (2). Mais, au fond, je me demande si ce n'est pas la question cruciale de la confrontation à la Vérité qui est ainsi sans cesse repoussée, peut-être inconsciemment.

Si l'on croit que le Coran est la Parole de Dieu, il est bien entendu intangible. Toucher au Coran, changer quoi que ce soit, revient en fait à apostasier. Plusieurs domaines sont particulièrement préoccupants de ce point de vue: le statut de la femme, la violence, la liberté religieuse, la laïcité.

Retenons les deux premiers. Le Coran énonce l'infériorité de la femme par rapport à l'homme. Il ne s'agit pas, comme dans le christianisme, d'une différence liée aux vocations respectives de l'homme et de la femme, mais d'une inégalité ontologique. C'est pourquoi les musulmans intégristes s'opposent avec tant d'acharnement à tout ce qui peut favoriser l’émancipation féminine ainsi qu'à ceux et celles - plus nombreux qu'on ne le croit - qui luttent pour l'égalité entre hommes et femmes. Quant à la violence, le Coran la légitime et la sacralise, même si en certains de ses passages, les musulmans sont invités à la paix, à l'amitié envers les non-musulmans. Chacune des victoires de Mahomet était interprétée par lui comme accordée par Dieu pour prouver la véracité de sa prédication. Tandis qu'un chrétien qui recourt à la violence n'est pas fidèle à l'Evangile, un musulman qui agit de même trouve, hélas, un fondement dans le Coran. Si bien que l'on peut dire que l'islamisme est dans la logique de l'islam, même s'il n'est pas tout l'islam comme le montrent les voix musulmanes qui s'élèvent contre la violence.

L'islam peut donc être qualifié à juste titre de religion du Livre. Or, il classe dans cette catégorie le judaïsme et le christianisme. Nous sommes désignés dans le Coran comme des "gens du Livre". Cette formule revêt deux significations. Nous avons droit à ce titre parce que nous détenons des Ecritures révélées: la Torah pour les juifs, l'Evangile pour les chrétiens. Mais le Coran nous accuse de les avoir falsifiées. C'est pour remédier à ces déformations que Mahomet a été envoyé avec le "Livre parfait" . Or le christianisme n'est pas la religion d'un Livre , les chrétiens sont les disciples d'une Personne, comme l'exprime magnifiquement le Catéchisme de l'Eglise catholique (n° 108).

Cela dit, le fait que nous ayons bénéficié d'Ecritures révélées nous donne une légitimité dans la cité islamique, ce qui n'est théoriquement pas le cas des païens et des athées. Il faut pourtant souligner qu'il s'agit souvent d'une légitimité amputée en ce sens que les non-musulmans, sujets ou citoyens d'un pays ayant l'islam pour religion d'Etat, ne jouissent pas de la pleine citoyenneté. Ainsi, ils ne sont que très rarement admis à participer à la décision politique. Il faut aussi parfois déplorer les entraves mises à l'exercice du culte non-musulman et même à la liberté de conscience. En fait, les situations sont très diverses et il est impossible de les passer ici toutes en revue. Je voudrais souligner, pour le monde arabe, l'exception notable du Liban où tous les citoyens jouissent d'une égalité totale garantie par la constitution. C’est pourquoi le Saint-Père tient tellement à la survie de ce pays qui est, pour lui, un “message ”.

Ce statut d'inégalité a pour nom la dhimmitude (du mot arabe dhimmi = protégé). Il nous choque, mais bien des musulmans y voient la preuve de la tolérance de l'islam. Il faut savoir que les mêmes mots n’ont pas toujours le même sens. En islam, l'idée de tolérance implique une certaine condescendance, tandis que pour un chrétien cela signifie le respect de l'autre dans sa différence.

L'une des atteintes les plus regrettables à la liberté religieuse est qu'en islam le changement de religion est, en principe, interdit. Cela est considéré à la fois comme une apostasie et comme une traîtrise (ridda). Des sanctions pénales, pouvant aller jusqu'à la peine de mort, punissent ceux qui abandonnent l'islam pour une autre foi. C'est l'une des raisons pour lesquelles on n'a pas, jusqu'à présent, assisté à des conversions massives de musulmans, y compris au Liban. Il faut beaucoup de courage à un musulman pour entrer dans l'Eglise par le baptême.

Ces questions et d'autres encore figurent au programme des tenants d'un aggiornamento de l'islam, tels que les Tunisiens, Mohamed Talbi et Mohamed Charfi dont certains ouvrages ont été édités en France (3). Mais là se pose le problème de l'absence de magistère en islam. En effet, l'islam n'a pas d'autorité centrale comme il s'en trouve dans l'Eglise catholique. Il n'y existe pas un "pape" habilité à dire ce qui est conforme ou non au Coran et dont la voix s'impose à tous les fidèles. Aussi toutes les interprétations sont-elles possibles. Elles dépendent du contexte, des intérêts, des ambitions, des orientations, des personnalités de chaque interprète ou commentateur, plus largement de chaque musulman.

On le voit, tout n'est donc peut-être pas figé et nous devons encourager ces évolutions naissantes. Les rencontres de plus en plus fréquentes entre chrétiens et musulmans peuvent y contribuer efficacement. Les acquis du dialogue islamo-chrétien, quoique encore peu nombreux, sont réels. Ils nourrissent l'espérance de l'Eglise.

 

BIBLIOGRAPHIE

- Maurice BORRMANS, Orientations pour un dialogue entre chrétiens et musulmans, Cerf, 1981

- Au coeur du dialogue interreligieux, Les Cahiers d'EDIFA, n° 6, mai 1999 (EDIFA, 15-27 , rue Moussorgski, 75895 Paris cedex 18)

- Annie LAURENT, La Vierge Marie, l'islam et les musulmans, in Les Cahiers d'EDIFA, n° 5, déc. 1998; L'islam, un monoprophétisme ?, in Les Cahiers d'EDIFA, n° 9 , printemps 2000.

- Le christianisme et les religions, document de la Commission théologique internationale, Centurion/Cerf, 1997

- Roger ARNALDEZ, Jésus dans la pensée musulmane, Desclée, 1988.

NOTES

(1) Cf. le texte intégral dans Sept vies pour Dieu et l'Algérie, Bayard/Centurion, 1996.

(2) Ed. Sfar, 2000, diff. Le Cerf.

(3) Plaidoyer pour un islam moderne, DDB, 1997; Islam et liberté, A. Michel, 1998.

 

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