Orientaliste et politologue français, spécialiste de l´islam, Bruno Etienne est né en 1937 à Aix-en-Provence. Après des études de droit et de sciences politiques à l´Université d´Aix-en-Provence, et d´arabe à Tunis, il travaille pour le Centre national de la recherche scientifique, sera chercheur au Caire et enseignera aux universités d´Alger et de Casablanca. Il est professeur de science politique à l´Université d´Aix-Marseille III, en poste à l´Institut d´études politiques, et dirige l´Observatoire du Religieux. Il est membre de l´Institut universitaire de France. Auteur de nombreuses publications, il a notamment écrit Islam, les questions qui fâchent.
Le discours islamiste tenu notamment par la prédication remplace-t-il d'autres idéologies?
Une des dates clefs à cet égard, c'est la guerre israélo-arabe de 1967 et la mort de Nasser. Le monde arabe a alors compris que le progressisme, c'est terminé, que l'Occident sera toujours du côté d'Israël, que l'Union soviétique n'est pas un bon allié. Il y a donc nationalisation du discours islamique, lequel remplace le Baas, c'est-à-dire la «gauche arabe», qui disparaît petit à petit. Autre explication: l'échec de l'islam, qui n'a pas réussi à créer une cité idéale dans la modernité.
Le Coran a-t-il été dévoyé dans son interprétation?
Si vous connaissez un texte religieux qui n'a pas fait l'objet d'interprétations multiples, dites-le-moi! Effectivement, il y a des possibilités extrêmement variées d'interprétation du Coran. En voici deux exemples: on parle aujourd'hui des kamikazes, mais pourtant le Coran interdit absolument le suicide. Il y a même un hadith, une parole du Prophète, qui indique que ce dernier a refusé de faire la prière des morts sur la tombe d'un suicidé. Autre exemple: le Coran dit clairement que celui qui tue un homme tue l'humanité tout entière. Les conditions du jihad, du combat, de la loi du talion sont très expressément définies sur quatorze siècles par des gens qui les interprètent de façon différente.
Mais y a-t-il néanmoins une violence inhérente à l'islam?
On peut dire la même chose du christianisme et, dans une moindre mesure, du judaïsme. Pour nous, sociologues des religions, la règle générale, c'est qu'une religion révélée qui détient la vérité doit l'apporter à l'humanité tout entière.
Qu'est-ce qui peut motiver un jeune islamiste ayant fait des études à accepter de mourir lors d'une opération suicide?
J'ai beaucoup travaillé sur ce qui n'est d'ailleurs pas propre à l'islam. On le trouve, par exemple, dans le protestantisme à certaines époques, comme lors de la révolte des camisards, où l'on a vu des gens fustigés comme fanatiques par Calvin lui-même. A propos des islamistes, il faut comprendre, en effet, que les nouveaux terroristes sont des nantis, culturellement. Ce ne sont pas les petits du GIA ou de Hamas qui défendent leur maison et veulent négocier avec leur gouvernement ou les Israéliens; en ce qui les concerne, c'est le terrorisme de la faiblesse et de la misère. Ce n'est pas du tout le cas pour la nouvelle mouvance Ben Laden où l'on trouve des ingénieurs. On est dans une problématique où le monde est tellement pervers que, pour que le royaume advienne, il faut que le monde soit détruit. On retrouve cela dans la Bible avec Babylone. Bref, certains fanatiques intériorisent tellement que le monde pervers doit être détruit qu'ils acceptent de se sacrifier pour que le royaume advienne plus rapidement. Ce sont donc vraiment des fanatiques au sens ancien et classique du terme.
La mondialisation favorise-t-elle la prise de conscience de ce «monde pervers»?
Bien sûr. Comment voulez-vous, à l'époque où tout le monde zappe, où vous pouvez être le matin avec le dalaï-lama, l'après-midi à La Mecque, le soir dans un casino de Las Vegas, que cela ne perturbe pas certains? Et puis il y a un autre facteur: la perte de l'autorité du père. L'une des clefs de la déréliction de ces gens-là, c'est que le monde s'est effondré à cause de leurs pères qui n'ont pas su réagir face à la catastrophe en Palestine et ailleurs.
Quelle est la meilleure façon de lutter contre cette interprétation très marginale et dangereuse de l'islam?
Il est indispensable que les musulmans fassent eux-mêmes l'effort que les chrétiens et les juifs ont entrepris depuis plusieurs décennies. A savoir se livrer à un travail de réflexion sur les conditions objectives de production de leur discours religieux et de leur histoire religieuse.
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