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Les moines de Tibhirine

John Kiser___-

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10 ans après

Ce que cachent les communiqués 43 et 44

Les révélations de John Kiser sur l'enlèvement et la mort des moines de Tibhirine

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(Article disponible en format PDF ici)

par Henry Quinson

Le 26 avril 1996, le journal saoudien Al-Hayât publiait à Londres le communiqué 43 signé par l'émir suprême du GIA, Djamel Zitouni, justifiant l'enlèvement des moines trappistes de Tibhirine et posant les conditions de leur libération. Les moines avaient été enlevés le 27 mars. Pourquoi avait-il fallu attendre un mois avant d'obtenir une revendication officielle des ravisseurs ?

Un communiqué bien tardif

Pour Amédée, l'un des deux moines qui ne furent pas enlevés, le communiqué 43 avait des relents de condamnation à mort. Selon John Kiser, dans son livre récemment traduit en français, Passion pour l'Algérie : les moines de Tibhirine, Amédée avait évoqué, seulement quelques jours avant l'enlèvement, devant son supérieur, Christian de Chergé, son scénario au cas où l'on viendrait à puiser dans leur " vivier ". C'était plus vraisemblable, pensait-il, que le GIA chercherait à les compromettre, ou bien à les convaincre de soutenir leur cause en tant qu'autorité morale, plutôt que de les tuer.

Mais, dans le communiqué, le GIA semblait plutôt préparer la justification d'une exécution : " Si un moine sort de son ermitage et se mêle aux gens, son meurtre devient licite. C'est le cas de ces moines prisonniers qui ne sont pas coupés du monde. […]. Nous adressons ce communiqué à la France et à son président Jacques Chirac. Nous leur disons : 'Vos sept moines sont toujours en vie, sains et saufs.' […] Je vois qu'on peut échanger nos prisonniers avec les vôtres. Nous en avons une liste complète : d'abord, il faut libérer notre frère Abdelhak Layada, et puis nous mentionnerons les autres, si Dieu le veut. […] Vous avez le choix. Si vous libérez, nous libérerons, et si vous refusez, nous égorgerons. Louange à Dieu… "

Selon Amédée, les ravisseurs n'avaient pas réussi à convaincre les frères de soutenir leur cause. Désormais, Djamel Zitouni tentait une autre approche : le marchandage de leurs vies contre celles de leurs propres prisonniers. Cela pouvait ainsi expliquer le long délai qui avait précédé cette annonce. Mais le communiqué ne spécifiait le nom que d'un seul prisonnier, Abdelhak Layada, qui avait été aussi au cœur des négociations lors du détournement de l'Airbus à Marseille le jour de Noël 1994. Abdelhak Layada était le deuxième émir autoproclamé du GIA. En 1993, il avait élargi la guerre contre la junte en assassinant des journalistes anti-islamistes déclarés. Il vient d'être relâché - le 12 mars 2006 - par le pouvoir algérien au nom de la politique de " réconciliation nationale " du Président Bouteflika. Il y a dix ans, ce geste aurait-il pu sauvé la vie des moines de Tibhirine ?

"Nous sommes bouleversés"

La réponse à cette question n'est pas simple car le communiqué 43 s'adressait au Président Chirac. Or Abdelhak Layada était incarcéré dans une prison algérienne. Par ailleurs, aucun autre prisonnier n'était mentionné, seulement l'existence d'une vague " liste ". Pour beaucoup, ce communiqué représentait avant tout une insulte pour le gouvernement algérien. Le vrai pouvoir était en France : telle était l'insinuation du GIA. L'ancienne puissance coloniale pouvait obtenir tout ce qu'elle voulait du pouvoir algérien. Mais il n'en fut rien. Pourquoi ?

Le 30 avril au matin, un représentant de Djamel Zitouni, connu sous le nom d'" Abdullah ", arriva à l'ambassade de France à Alger. Abdullah était le frère d'Abdullah Yahia, le chef du commando qui avait détourné le vol 8969 d'Air France en 1994 et avait été tué au cours de l'opération de sauvetage des otages. Une des révélations du livre de John Kiser, après quatre années d'enquête en France et en Algérie, est qu'Abdullah déclara alors en français à l'agent qui le recevait dans la salle de réunion : " Nous sommes bouleversés. " Abdullah était porteur d'une lettre de Djamel Zitouni, d'une version en arabe du communiqué 43 et d'une cassette enregistrée prouvant que les moines étaient en vie. La conversation avec Abdullah dura une heure et demie. Il voulait que les Français aident le GIA à libérer les moines. Selon John Kiser, " parmi les agents de renseignement français sur place, on pensait que l'attitude de Djamel Zitouni à l'égard des moines était neutre. Ces derniers n'avaient pas été inquiétés dans une région contrôlée par la famille Baghdâdî, elle-même soumise à l'Emir Zitouni. " La cassette " avait été donnée à Djamel Zitouni par une faction rivale, ostensiblement responsable de l'enlèvement, résultat de luttes intestines au sein du GIA. "

Avant de partir, Abdullah demanda un reçu sur papier à en-tête de l'ambassade. La lettre, adressée à Djamel Zitouni, se terminait par ces mots : " Nous souhaitons garder le contact avec vous. " Malheureusement, à midi, le 23 mai, le présentateur de la radio marocaine Medi 1 annonça à ses auditeurs : " Nous avons reçu hier un coup de fil nous indiquant que les sept moines enlevés il y a cinquante-six jours, en Algérie, seraient morts. " Le message révélait qu'il y avait eu des contacts et même des débuts de négociations avec les autorités françaises. Il mentionnait la cassette qui avait été transmise à l'ambassade de France et les conditions de la libération des moines mentionnées dans le communiqué 43. Le nouveau communiqué - numéro 44 - ajoutait : " Nous étions prêts à négocier à les échanger contre des prisonniers, dont le frère Abdelhak Layada. […] Dans un premier temps, ils nous ont adressé une réponse favorable dans un message signé et cacheté. A ce moment-là, nous avons pensé qu'ils tenaient vraiment à récupérer les sept moines sains et saufs. Quelques jours après, le président français et son ministre des Affaires étrangères ont annoncé qu'ils n'y aurait ni dialogue ni négociation avec le GIA. Ainsi, ils ont rompu le processus et donc nous avons coupé la tête des sept moines. Ainsi nous avons mis à exécution nos menaces, comme nous nous y étions engagés devant Dieu. Louange à Dieu ! Et ce fut exécuté ce matin. " Le document était daté du mardi 21 mai et signé par Djamel Zitouni.

A Londres, la voix officielle du GIA, El Ansar, publia le texte complet du communiqué 44 dans son édition hebdomadaire du 24 mai, ajoutant que dans son prochain numéro il publierait des révélations sur la " trahison " française. Quand l'édition du 31 mai parut, il annonça que les informations attendues " ne lui étaient pas parvenues ". Ce fut le dernier numéro d'El Ansar.

Trahison ou bavure ?

La " trahison " évoquée par El Ansar renvoyait-elle aux négociations parallèles entreprises par Jean-Charles Marchiani, sous l'autorité du ministre de l'Intérieur Charles Pasqua et auxquelles Alain Juppé avait publiquement mis fin le 9 mai par la bouche du porte-parole du Quai d'Orsay, Yves Doutriaux ? C'est possible. Quoiqu'il en soit, dès que la sécurité algérienne apprit que les Français avaient pris contact avec les ravisseurs sans les en informer, il est probable qu'ils cessèrent de coopérer avec les Services de renseignement français, qui avaient demandé de ne pas lancer l'assaut si les ravisseurs étaient repérés. On peut supposer que l'armée localisa le groupe, peut-être dans une caverne. La thèse de la bavure est alors envisageable : il y eut un échange de coups de feu et les moines furent tués par des grenades ou par balles. D'après une source interrogée par John Kiser à Alger - autre révélation de taille - l'attaché militaire de l'ambassade de France aurait admis que les services de renseignement avaient intercepté une conversation dans laquelle un pilote d'hélicoptère algérien aurait dit : " Zut ! Nous avons tué les moines ! " Pour éviter que la bavure ne soit rendue publique, les corps furent enterrés, mais pour faire croire que les terroristes étaient responsables de leur mort, les services de sécurité algérien décapitèrent les moines et exposèrent leurs têtes, peut-être en différents endroits pour obtenir un effet de choc maximum. Les articles de presse horrifiants expliquant que seuls les têtes avaient été retrouvées ne pouvaient qu'affaiblir un peu plus le soutien du GIA dans l'opinion publique. Plus ses crimes étaient atroces, mieux c'était. La bavure des militaires avait été transformée en argument de propagande gouvernementale.

"Toute vérité n'est pas bonne à dire à chaud"

Cependant, même si les moines avaient été tués accidentellement dans une fusillade entre l'armée et leurs ravisseurs, pourquoi aucune des sept têtes n'avait-elle porté des traces de blessures ? Certains trouvent étrange le fait qu'aucun moine n'ait été atteint au visage ou au crâne, si les choses s'étaient vraiment passées ainsi. Or John Kiser décrit pour la première fois la visite à la morgue des responsables de l'Eglise et de l'ambassade française : les têtes des moines étaient, semble-t-il, intacts. Mais ne faut-il pas pratiquer une autopsie, comme le demande Me Patrick Baudouin au nom du Père Armand Veilleux et d'une partie de la famille Lebreton ? L'absence d'enquête et les pressions pour étouffer le dixième anniversaire de la mort des moines en Algérie, ajouté à la disparition des corps jamais retrouvés, relancent les suspicions. John Kiser note prudemment : " Il n'est toujours pas dans l'intérêt du gouvernement algérien ni des autorités françaises de dire toute la vérité si elle atténue l'image de fous de Dieu sanguinaires de leur ennemi commun. Mais l'affaire est loin d'être classée. " Après les déclarations de Mohammed Samraoui et d'Abdelkader Tigha, deux déserteurs de la sécurité algérienne, accusant les Services algériens dans plusieurs affaires, le Président Bouteflika raviva lui-même la polémique pendant sa campagne de réélection en déclarant sur LCI, le 26 mars 2004 : " Toute vérité n'est pas bonne à dire à chaud. […] C'est flou pour l'instant. Lorsque j'aurai toutes les informations, je les dirai. "

Comment s'étonner, après de tels propos, que soient relancées les hypothèses les plus extrêmes ? Le 27 mars 2006, jour anniversaire de l'enlèvement des moines de Tibhirine, John Kiser a lui-même rappelé sur Radio Notre Dame, au cours d'une interview avec Denise Dumolin, qu'il y avait " des liens entre le GIA et les forces de sécurité " et que " depuis 1993 le wali, le nonce, le gouvernement et tout le monde disaient aux moines : 'Quittez le monastère !' Mais ils ne voulaient pas. " Selon lui, " le gouvernement algérien avait sincèrement peur pour les moines, qui étaient menacés. Cela aurait été un grand embarras qu'ils soient tués. " Il fallait " se débarrasser des moines en aboutissant à un résultat positif pour tout le monde. " Selon John Kiser, " on peut imaginer qu'une certaine unité des services algériens ait passé commande à une cellule du GIA pour enlever les moines. Mais après, l'idée était de les libérer pour dire : 'Nous avons libéré les moines.' [...] Et les moines ne seraient plus à Tibhirine, et la France, le Vatican, tout le monde serait content. Mais quelque chose a mal tourné. "

La vérité de Tibhirine

Au terme de son enquête, John Kiser est " convaincu de deux choses : les moines n'ont pas été enlevés par leurs voisins et il n'y avait aucune intention de tuer les moines, parce que cela n'a aucun sens de traîner sept hommes pendant deux mois dans la montagne si on veut les tuer. "

Le fait que ce ne sont pas les villageois de Tibhirine qui ont tué les moines est finalement la vérité la plus importante car elle témoigne de la profondeur de l'amitié qui liait ces moines chrétiens français à leurs voisins algériens musulmans. Les communiqués passent, cette vérité évangélique demeure : dix ans après, il ne manque pas un clou au monastère de Tibhirine, entretenu avec soin par tous les villageois, qui pleurent encore leurs babbâs, leurs " pères ".