par Henry Quinson
(Cet article est publié dans la revue Enseignement
catholique actualité, mars 2006, et est
disponible en format PDF ici.)
Le 27 mars 2006 marque le 10e anniversaire de
l'enlèvement des moines de Tibhirine, en Algérie.
L'annonce de leur mort le 21 mai 1996, revendiquée par le GIA
(Groupes islamistes armés), suscita une vive émotion en
Algérie, en France et dans le monde. Caché
derrière ce drame, un témoignage de fraternité
universelle, réaliste et fécond pour le monde
d'aujourd'hui.
Cas de conscience
Il y a dix ans, le 21 mai 1996, Christian de Chergé, le
supérieur (prieur) du monastère cistercien Notre-Dame
de l'Atlas, à Tibhirine, et six de ses frères
trappistes furent - c'est la version officielle, toujours
contestée - assassinés par des terroristes musulmans du
GIA (Groupes islamiques armés), après 56 jours de
captivité dans le maquis algérien. Certains ont
interprété cet assassinat collectif comme un
échec pour ces moines qui avaient choisi de vivre en
amitié avec leurs voisins musulmans. Mais le prieur de
Tibhirine avait, dans son testament spirituel, prévu la
controverse : " Ma mort, évidemment, paraîtra donner
raison à ceux qui m'ont rapidement traité de naïf,
ou d'idéaliste : 'qu'il dise maintenant ce qu'il en pense !'. " On le voit, Christian de Chergé avait pleinement
conscience, d'une part, du danger de la situation, et, d'autre part,
de l'interprétation négative que feraient certaines
personnes de son éventuel assassinat. Pourtant, avec toute sa
communauté, il accepta délibérément le
risque de sa mise à mort et celui d'alimenter les caricatures
les plus noires de l'islam. Pourquoi ? Quelle pouvait être la
fécondité attendue de cette présence monastique
dans un village pauvre, en terre musulmane, jusqu'à la mort ?
Vivre en frères avec des voisins musulmans
On a beaucoup écrit sur la disparition mystérieuse
des moines de Tibhirine, mais plus intéressante encore est
leur vie quotidienne, discrète, riche d'une présence
datant de 1938. Grâce au travail d'historiens comme John Kiser
(cf. encart) nous en avons maintenant une meilleure intelligence.
Cette connaissance s'avère aujourd'hui très utile pour
les enseignants et les éducateurs plongés dans des
réalités scolaires françaises marquées
par la présence notable de jeunes de tradition musulmane.
Comment accueillir cette différence religieuse
spécifique ? Comment répondre à la demande des
parents musulmans qui veulent confier leurs enfants à des
établissements catholiques ? L'expérience de Tibhirine
est riche de leçons, car les moines vécurent, dans des
conditions extrêmes, une situation de partage de vie de plus en
plus exigeante : leurs voisins les supplièrent de rester
jusqu'au bout avec eux, malgré l'insécurité
grandissante en Algérie.
Partager les mêmes conditions d'existence
Christian de Chergé pensait que la voie la plus sûre
de la rencontre interreligieuse consistait à vivre une
communauté de destin avec des voisins " différents ", dans un esprit de fraternité qui
abattrait progressivement les murs de la peur et de l'ignorance.
Comme les premiers moines d'Egypte, il fut d'abord attiré par
un lieu : l'Algérie. Dans ce nouveau désert, " priant parmi d'autres priants ", il témoignerait avec
ses frères que les pauvres sont aimés au-delà
des frontières visibles de l'Eglise.
Ce choix du lieu était ce qui distinguait radicalement
Notre-Dame de l'Atlas des autres monastères de l'Ordre
cistercien. A vrai dire, la fondation du monastère et sa
pratique de l'accueil en temps de conflits furent même à
l'origine de la création du village de Tibhirine. Sous le
priorat de Christian de Chergé, le projet explicite de la
communauté fut de chercher à rejoindre les croyants de
l'islam par la prière, le travail et l'hospitalité dans
l'esprit de Vatican II, marqué par l'" ouverture au
monde ".
L'accueil et l'entraide
Trois frères s'impliquèrent dans le dialogue
interreligieux à travers le Ribât al-Salâm (Lien de la Paix), groupe qui rassemblait régulièrement
des chrétiens et des musulmans pour une méditation en
commun. Mais tous étaient, selon leurs charismes propres,
engagés dans le ministère de l'accueil pour
écouter, consoler, encourager et accompagner ceux qui venaient
frapper à la porte. Par l'amitié et le dialogue, les
cœurs s'ouvraient à la rencontre de Celui qui les avait
envoyé en ce lieu reculé. John Kiser note que les
villageois de Tibhirine " venaient pour toutes sortes de raisons -
pour emprunter des outils, se faire traduire des papiers
administratifs ou demander de l'argent - mais, avant tout, ils
venaient parler de leurs malheurs à des interlocuteurs
patients et compatissants. " Frère Luc était devenu
à la fois plus qu'un moine cloîtré totalement
séparé du monde et plus qu'un médecin uniquement
pourvoyeur de solutions techniques : " Pour les femmes et les jeunes
filles, Luc était devenu un confident, un saint homme, un
guérisseur, et un bon prétexte pour sortir des limites
étouffantes de leurs gourbis. "
Les établissements catholiques d'enseignement ne sont-ils
pas justement ces lieux de vie où la compétence
technique reste ouverte à toutes les dimensions de la
personne, sans camouflage mais sans exclusive ? Tibhirine
témoigne de l'importance cruciale de ces espaces de rencontres
complémentaires du cadre familial.
Œuvrer pour la fraternité
Dix ans après le drame, on ne se sait toujours pas avec
certitude qui a enlevés les moines et qui les a tués.
Officiellement, c'est le GIA. Toutefois, certains accusent la
Sécurité militaire algérienne. Opération
parfaitement planifiée ou bavure ? Aucune preuve formelle ne
peut mettre fin à l'énigme. Comme le note John Kiser,
les moines " gênaient les 'éradicateurs' des deux
camps. " Une chose est sûre : ce ne sont pas les voisins
musulmans de ces moines chrétiens qui ont commis cet acte. Or
c'est là l'essentiel : la fraternité universelle de
Christian, Luc, Bruno, Michel, Christophe, Célestin, Paul,
Jean-Pierre et Amédée était réaliste et
féconde. Vivre ensemble dans la paix est possible.
En Algérie, la guerre d'indépendance et le
terrorisme des années 1990 aboutirent à l'exode massif
des familles chrétiennes. Dans l'Eglise, hormis les
expatriés modestes - comme les Croates assassinés en
1993 près du monastère - seuls les célibataires
purent affronter jusqu'au bout le risque de la mort violente. En
France, les émeutes urbaines de novembre 2005 ont
rappelé que les élites se disent favorables à la
" mixité sociale " mais ne la pratiquent guère.
Il existe désormais un divorce territorial que renforce la
carte scolaire. Dans ce contexte, les établissements
catholiques n'ont-ils pas un rôle décisif à jouer
en accueillant les enfants des quartiers défavorisés ou
en participant à des activités bénévoles
de soutien scolaire dans les cités HLM ? Seules des
communautés et des écoles vraiment fraternelles et
ouvertes peuvent venir à bout de la " fracture sociale " et des murs de la haine. Tibhirine est une invitation à
poursuivre jusqu'au bout cette mission de justice et de paix.
John Kiser
PASSION POUR L'ALGERIE
Les moines de Tibhirine
(Nouvelle Cité, mars
2006)
En France, pas moins de 12 ouvrages ont été
publiés sur les moines de Tibhirine en moins de 10
ans. A l'étranger, celui qui a le plus
impressionné les spécialistes est
l'enquête de John Kiser. Les éditions Nouvelle
Cité l'édite en français pour le 10e
anniversaire de la mort des moines.
John Kiser poursuit simultanément trois objectifs
très différents mais complémentaires.
Il raconte d'abord l'histoire d'un enlèvement fatal
dont on n'est toujours pas sûr aujourd'hui de
connaître les auteurs ni les mobiles exacts. De ce
point de vue, l'ouvrage se lit comme un roman policier. Mais
le drame est exposé avec le sérieux et le
respect requis. Les divers scénarios sont
explorés, le mystère restant finalement
entier, ce qui explique en partie le retentissement
médiatique de l'" affaire Tibhirine ".
Mais le second but de John Kiser est de comprendre ce
qui, dans l'histoire de l'Algérie, peut expliquer la
violence qui a frappé sept hommes pacifiques,
victimes, parmi des milliers d'autres, d'une lutte
armée de plus en plus violente. Ce sont alors les
dimensions politique, économique et sociale du
malaise algérien qui sont abordées. Remontant
aux racines très profondes et anciennes de la crise,
l'auteur propose une série d'analyses qui apportent
au journalisme d'investigation la richesse contextuelle
d'une étude historique. Cette réflexion sur
les causes de la violence se réclamant de l'islam est
plus que jamais d'actualité.
Enfin, le troisième fil conducteur est le
caractère proprement religieux de cette aventure
humaine qui se réfère continuellement à
Dieu. Ainsi, les moines chrétiens prennent le risque
de mourir par amour de leurs voisins, en
fidélité au seul commandement laissé
par le Christ des évangiles. De même, les
terroristes islamistes se lancent dans une vaste campagne
d'assassinats de civils innocents en invoquant la parole
incréée d'Allah. A travers une galerie de
portraits nuancés et au gré des
événements tragiques qui secouent le
monastère, l'enquête policière devenue
analyse socio-historique s'enrichit donc d'une
réflexion sur la foi, catholique et musulmane.
Autrement dit, la mort des moines de Tibhirine continue
d'intéresser parce qu'il s'agit aussi - et avant tout
- d'un grand événement de l'histoire
spirituelle de l'humanité.
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