par Henry Quinson, traducteur
Colloque Tibhirine de l'ISTR de Marseille, samedi 5 mars
2005
Résumé publié par la Revue
semestrielle du Centre International d'Etudes et de Recherche Oasis, numéro 4, septembre 2006
John Kiser : un parcours original
On me demande souvent qui est l'auteur de ce livre. Difficile de
répondre rapidement et complètement à la
question ! Disons qu'au royaume de l'originalité, il est peu
d'auteurs aussi singuliers que John W. Kiser. Passionné
d'histoire contemporaine et amoureux des langues européennes
(en particulier le français, le russe et l'allemand), cet
Américain de Virginie a réalisé l'essentiel de
sa carrière professionnelle à transférer, en
pleine guerre froide, de la haute technologie soviétique vers
les Etats-Unis. Après avoir revendu son affaire, il a pu enfin
trouver le temps d'écrire des livres - tout en élevant
des porcs dans sa ferme de Nouvelle Angleterre, me dit-il toujours de
préciser !
Son premier ouvrage fut évidemment consacré aux
entrepreneurs-innovateurs rencontrés en URSS à
l'occasion de ses nombreux déplacements derrière le
rideau de fer avant 1989 : Communist Entrepreneurs, Unknown
Innovators in the Global Economy. Son second livre, La mort de
Stefan Zweig, mort d'un homme moderne - dont il existe une
traduction publiée aux Presses universitaires du Mirail en
1998 - se présente comme une analyse du suicide du
célèbre écrivain allemand, Juif agnostique, et
annonce déjà son intérêt grandissant pour
les questions religieuses. Enfin, en 2003, John Kiser se fait
remarquer aux Etats-Unis en faisant connaître au public
américain l'histoire des moines de Tibhirine. The Monks of
Tibhirine : Faith, Love, and Terror in Algeria, publié
en 2003 par une grande maison d'édition américaine, St
Martin's Press, est unanimement salué par la critique
outre-Atlantique, milieux catholiques et non catholiques confondus,
journalistes aussi bien qu'universitaires .
Limites des livres déjà parus sur Tibhirine
En anglais, il n'existait aucun livre sur Tibhirine. Mais, en
français, il en existe déjà trois. Aussi
voudrais-je dire quelques mots sur ces ouvrages, pour montrer que
celui de John Kiser apporte plusieurs nouveautés
significatives, justifiant sa traduction et sa publication pour le
public français.
Pour mémoire, les trois livres existants sont :
1. celui de Mireille Duteil publié dès 1996 chez
Brepols ;
2. celui de Robert Masson, au Cerf, préfacé par le
Cardinal Lustiger et introduit par l'archevêque d'Alger, Henri
Teissier, datant de 1998 ;
3. et celui, plus récent, de René Guitton, sorti en
librairie pour le cinquième anniversaire de la mort des
frères en 2001, chez Calmann-Lévy.
Certains s'étonneront sans doute que je ne mentionne pas
l'excellent ouvrage de Marie-Christine Ray publié en 1998 chez
Bayard, mais il s'agit d'une biographie de Christian de Chergé
et non d'une étude consacrée à toute la
communauté de Notre-Dame de l'Atlas.
Ces trois livres sont très différents les uns des
autres. Mireille Duteil est une journaliste spécialisée
dans le monde arabe et le continent africain. Auteur d'un livre sur
l'Algérie publié seulement deux ans avant celui
consacré à Tibhirine (La poudrière
algérienne, en collaboration avec Pierre Dévoluy),
elle présente " l'affaire Tibhirine " comme un
épisode de l'histoire algérienne plus que comme un
événement de l'histoire de la spiritualité. Ce
n'est pas là un reproche. Ce livre, écrit très
rapidement après l'assassinat des frères,
présente clairement le contexte politique, économique
et social du drame tout en retraçant l'histoire de l'Eglise
d'Algérie et des trappistes de Staouéli et de l'Atlas.
Il reste qu'en seulement 200 pages, il est difficile de dresser un
portrait de l'itinéraire spirituel de chacun des protagonistes
et de cerner ce qui constituait la nouveauté des options
monastiques de Christian de Chergé. Par rapport au livre de
John Kiser, il manque les entretiens avec les membres des familles et
des communautés cisterciennes, ainsi que des sources majeures
comme les nombreux textes des frères publiés peu
après par Bruno Chenu, chez Bayard, ainsi que les
poèmes et le journal de Frère Christophe, rendus
publics seulement en 1997 et 1999. Ceci explique, par exemple,
l'absence du chapitre que John Kiser consacre au discours
prophétique de Christian de Chergé à Poyo, en
Espagne, lors du chapitre général de l'Ordre
cistercien. On notera également le silence complet sur
l'enterrement des moines à Tibhirine, à huis clos il
est vrai, mais que John Kiser a pu reconstituer par ses contacts, et
qui dit beaucoup sur ce qui s'est vécu à Tibhirine.
Avec le livre de Robert Masson nous restons dans le travail
journalistique mais c'est d'un journaliste chrétien qu'il
s'agit puisque l'auteur est le directeur bien connu et engagé
de France catholique et de Panorama aujourd'hui. L'ouvrage de Robert
Masson - préfacé par le Cardinal Lustiger et
(remarquablement) introduit par l'archevêque d'Alger, le P.
Henri Teissier, se concentre, lui, sur le message proprement
spirituel des martyrs de l'Atlas. Leurs textes sont abondamment
cités, au point de transformer parfois le livre en
quasi-recueil, se rapprochant alors du travail effectué par
Bruno Chenu pour Bayard, avec ses deux excellentes collections de
textes : Sept vies pour Dieu et l'Algérie (1996) et L'invincible espérance (1997). Ceux qui
apprécient le style hagiographique trouveront sous la plume de
Robert Masson un bel hommage aux martyrs de l'Atlas, mais d'autres
pourront éventuellement être agacés par l'usage
répété du superlatif et le peu
d'éléments contextuels fournis pour vraiment comprendre
et apprécier l'ecclésiologie et le témoignage
monastique en terre d'islam. Enfin, contrairement à John
Kiser, Robert Masson n'a pas eu accès au journal de
Frère Christophe, hormis la dernière page. Or cette
source est l'une des plus riches pour raconter les
événements intervenus entre Noël 1993 et
l'enlèvement du printemps 1996. Ajoutons que l'auteur
américain est le seul à avoir exploité les
comptes-rendus confidentiels des Ribâts, ces
réunions semestrielles rassemblant chrétiens et
musulmans d'Algérie pour méditer et prier sur des
thèmes propices au dialogue islamo-chrétien.
Enfin, s'agissant du livre de René Guitton - directeur des
éditions Numéro 1, qui connaît l'Afrique du Nord
pour y avoir passé son enfance et son adolescence - je
laisserai la parole à Dom Armand Veilleux, abbé du
monastère cistercien de Scourmont, en Belgique, et ancien
numéro 2 de l'Ordre : " Voici un livre étrange […].
Aucune des affirmations […] que comporte ce livre, n'est
appuyée de la moindre référence précise.
[…] L'auteur parle avec sympathie de chacun des moines et respecte ce
qu'ils ont vécu. Toutefois, leurs préoccupations
théologiques et le contexte communautaire et ecclésial
dans lequel ils ont vécu, ne semblent pas lui être
familiers. […] En réalité, […] le style change tout
à coup à partir de la page 132, et surtout à
partir de la page 154, où il semble vraiment dans son
élément, celui des tensions entre les diverses
tendances politiques françaises et en particulier entre les
divers services de renseignements français, la DST et la DGSE.
On a l'impression que la date de la parution du livre a
été dictée […] par l'atmosphère
pré-électorale dans l'Hexagone et peut-être par
les difficultés judiciaires de certains élus [Charles Pasqua]. Il y a visiblement des comptes à
régler et sans doute autant à cacher qu'à
révéler. Mais pourquoi faut-il mêler ces
questions à la mémoire des moines de Tibhirine ?
L'auteur veut démontrer que l'échec des
négociations […] est attribuable à la
sensibilité blessée ou à l'esprit mesquin de tel
ou tel autre politicien [Alain Juppé]. […] Pour
quiconque s'efforce depuis cinq ans de faire la lumière sur ce
qui s'est réellement passé concernant les moines de
Tibhirine depuis le 26 mars jusqu'aux environs du 25 mai 1996, ce
livre est bien décevant. " De fait, cet ouvrage est
extrêmement avare de citations et se contente donc de
réflexions très générales et parfois
approximatives. Par ailleurs, son plan, intéressant en
théorie - chaque chapitre consacre une partie finale au
portrait d'un des sept frères assassinés - ne
fonctionne pas très bien en pratique, le lecteur perdant le
fil du récit dans ces interludes descriptifs trop artificiels.
" Un livre de trop sur Tibhirine ", titre Dom Armand Veilleux
sur son site Internet...
L'originalité du livre de John Kiser : une lecture
à trois niveaux
Revenons maintenant au travail de John Kiser. Commençons
par souligner que c'est l'ouvrage le plus volumineux publié
à ce jour (335 pages pour l'original américain ; 512
pages pour la version française). C'est aussi certainement le
plus complet. Car il est le seul à poursuivre
simultanément trois objectifs majeurs très
différents, et il parvient, avec brio, à les relier par
un jeu d'éclairages mutuels successifs.

Tout d'abord, il raconte l'histoire d'un enlèvement et d'un
meurtre dont on n'est toujours pas sûr aujourd'hui de
connaître les auteurs ni les mobiles exacts. De ce point de
vue, l'ouvrage se lit un peu comme un roman policier. Le suspense et
les résultats attendus de l'enquête captiveraient tous
les amateurs de " polars " américains, mais il s'agit de
rendre compte d'un drame réel avec tout le sérieux et
le respect requis. Les divers scénarios sont explorés,
le mystère restant finalement presque entier.
Le second but poursuivi par l'auteur est de comprendre ce qui,
dans l'histoire de l'Algérie, peut expliquer la violence qui a
frappé sept hommes innocents, victimes, parmi des milliers
d'autres, d'une lutte armée de plus en plus violente. Ce sont
alors les dimensions politique, économique, sociale et
culturelle du malaise algérien qui sont abordées dans
toute leur complexité. Remontant aux racines très
profondes et anciennes de la crise, l'auteur en vient finalement
à poser une question fondamentale : quelle est
l'identité de l'Algérie contemporaine ? L'interrogation
appelle une série d'analyses qui apportent au journalisme
d'investigation la richesse contextuelle d'une étude
historique dans la grande tradition de l'école des Annales .
Dernier fil conducteur venant se mêler aux deux premiers :
le caractère proprement religieux, spirituel et mystique de
cette aventure humaine qui se réfère continuellement
à Dieu. Ainsi, les moines chrétiens acceptent de
prendre le risque de mourir par amour de leurs voisins en
fidélité au seul commandement divin laissé par
le Christ des évangiles : " aimez-vous les uns les autres
comme je vous ai aimés ". De même, les terroristes
islamistes se lancent dans une vaste campagne d'assassinats de civils
innocents au nom de versets coraniques, invoquant eux aussi la parole
incréée d'Allah. A travers une galerie de portraits
particulièrement réussis et au gré des
événements tragiques qui secouent le monastère
de Tibhirine, l'enquête policière devenue analyse
socio-historique s'enrichit donc d'une réflexion sur la nature
et les formes de la foi, dans l'Eglise catholique et en islam, dans
leurs rapports à la décolonisation, à
l'avènement de l'idée démocratique et au
dialogue interreligieux en contexte de mondialisation
accélérée.
Au total, c'est un véritable tour de force que
réussit John Kiser : à partir d'un récit
singulier se déroulant en un lieu reculé
d'Algérie, il conduit le lecteur à se familiariser avec
les réalités complexes et méconnues de l'islam
contemporain, pour enfin aboutir à une méditation sur
des problématiques très actuelles : changement et
tradition, ouverture et identité, communauté et
libertés individuelles. Un des traits frappants du livre,
lorsque l'on prend un peu de recul, est que son objectivité
rejoint le point de vue engagé de Christian de Chergé.
Il honore ses dernières volontés, telles qu'elles sont
exprimées dans son testament spirituel.

John Kiser et Christian de Chergé
Disons-le tout net : John Kiser partage la bienveillance et le
refus des généralisations qui caractérisait
l'attitude profonde de Christian de Chergé à
l'égard de l'islam et de l'Algérie. Il a parfaitement
compris le désir du prieur de Tibhirine d'associer le meurtre
des chrétiens de ce pays à la mémoire de
milliers d'autres innocents assassinés dans l'obscurité
d'un conflit souvent opaque : " Qu'ils sachent associer cette mort
à tant d'autres aussi violentes laissées dans
l'indifférence de l'anonymat. " En honorant cette demande,
ce n'est pas seulement une chronique des riches heures de Notre-Dame
de l'Atlas que nous propose l'auteur, mais une véritable
histoire du peuple algérien, présentée dans
toute sa complexité.
Ceci permet d'éviter l'écueil d'un procès en
canonisation se transformant insensiblement en réquisitoire
contre le pays et la religion des auteurs présumés du
crime. Ici encore, John Kiser a su respecter les dernières
volontés de Frère Christian : " Je ne vois pas […]
comment je pourrais me réjouir que ce peuple que j'aime soit
indistinctement accusé de mon meurtre. C'est trop cher
payé ce qu'on appellera, peut-être, la 'grâce du
martyre' que de la devoir à un Algérien, quel qu'il
soit, surtout s'il dit agir en fidélité à ce
qu'il croit être l'islam. Je sais le mépris dont on a pu
entourer les Algériens pris globalement. Je sais aussi les
caricatures de l'islam qu'encourage un certain islamisme. Il est trop
facile de se donner bonne conscience en identifiant cette voie
religieuse avec les intégrismes de ses extrémistes.
L'Algérie et l'islam, pour moi, c'est autre chose, c'est un
corps et une âme. "
Soucieux d'objectivité, l'auteur n'hésite pas, au
cours de son enquête, à débusquer les
manifestations de " mépris " de certains
Français à l'endroit des habitants de leur ancienne
colonie et les " caricatures " de l'islam entretenues parfois
par le pouvoir algérien lui-même pour garder les faveurs
de l'Occident. Il s'applique aussi à faire l'inventaire des
différentes formes d'" intégrismes " et d'" extrémismes " musulmans pour dessiner, progressivement,
un visage très contrasté et parfois lumineux d'une
Algérie certes défigurée par la violence mais
cherchant également à résister au terrorisme de
groupes et d'intérêts minoritaires.
Conclusion
Si l'on peut regretter que les poèmes de Frère
Christophe ne soient pas plus cités dans ce livre - leur
traduction en anglais n'était, il est vrai, pas des plus
simples - on se réjouira par contre du recours
systématique de l'auteur aux écrits des frères
ainsi qu'aux témoignages de leurs familles et de leurs
proches. Des entretiens avec Frère Didier de Tamié
auraient toutefois pu aider à une plus grande utilisation des
méditations de son ami Christophe. De même, certains
pourront estimer que la part réservée à
Christian de Chergé est trop grande par rapport à la
contribution des autres membres de la communauté. 1964 fut
certainement un tournant majeur, avec l'arrivée de nombreux
moines répondant à l'appel du Cardinal Duval, qui
souhaitait donner un nouveau souffle au monastère dans une
perspective conciliaire d'ouverture et d'inculturation. Des
frères comme Jean-Pierre Shumacher ont assurément
joué un rôle sous-estimé. Mais les recherches et
le livre de Marie-Christine Ray, le testament spirituel de Christian,
la publication de ses nombreux enseignements, sa fonction de prieur
et son histoire personnelle particulièrement éloquante
ont contribué à faire de lui le personnage principal
d'une histoire forcément soumise à des raccourcis
narratifs. Des études spécialisées
réservées aux cercles plus restreints de l'Ordre
cistercien-trappiste ne manqueront sûrement pas de
compléter le tableau pour ceux qui veulent aller plus loin
dans l'analyse. Au total, le livre apparaît vraiment comme le
fruit d'une recherche personnelle respectueuse des faits et des
opinions de chacun, dans leur diversité, leurs nuances et
leurs paradoxes. Ceci explique sans doute pourquoi il fut si bien
reçu par les familles et les amis des moines.
|