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Les moines de Tibhirine

John Kiser___-

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Interview de John Kiser

" Tibhirine est le meilleur antidote au 'choc des civilisations' "

France Catholique, n° 17, 7 mars 2006

(disponible en format PDF ici)

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John Kiser avec un ami algérien à Notre-Dame de Santa Cruz (Oran)

Le 27 mars 2006 marquera le 10e anniversaire de l'enlèvement des moines de Tibhirine, en Algérie. L'annonce de leur mort le 21 mai 1996, revendiquée par le GIA (Groupes islamistes armés), suscita une vive émotion en Algérie, en France et dans le monde. Aujourd'hui, les éditions Nouvelle Cité publie la traduction du livre de John Kiser, Passion pour l'Algérie, les moines de Tibhirine. A la veille de sa sortie en librairie, le 16 mars, l'auteur nous invite à ne pas oublier le message de fraternité universelle des frères de Notre-Dame de l'Atlas. Contrairement aux apparences, la mort des moines de Tibhirine n'a pas signé l'échec de leur témoignage.

France Catholique : Vous qui êtes ni français, ni algérien, ni catholique, ni musulman, qu'est-ce qui vous a poussé à écrire un livre sur les moines de Tibhirine ?

John Kiser : C'est vrai que je suis américain - quoique grand voyageur - et que je me définirais, sur le plan religieux, comme un unitarien. Mais je suis sensible à l'esprit du Concile Vatican II et la France ne m'est pas inconnue puisque j'y ai passé une année sabbatique avec ma famille en 1994-1995, dans le Sud. Pendant mon séjour, j'ai été le témoin des tensions causées par le lien historique qui unit la France et l'Algérie. J'ai été frappé par les problèmes d'intégration des musulmans dans la société française. J'ai aussi fait partie d'un groupe de réflexion islamo-chrétien à la paroisse de Saint-Paul-de-Vence. J'étais intéressé par cette histoire parce qu'elle représentait pour moi une extraordinaire aventure, à la fois spirituelle et politique. A travers cet épisode, je voulais comprendre pourquoi " la religion " possédait un tel pouvoir, tantôt dévastateur, tantôt bénéfique, dans le monde. Par le témoignage de ces moines, je voulais rejoindre une expression de la foi chrétienne que je trouvais très convaincante. Pour moi, c'est un vrai christianisme de l'amour fraternel universel, vécu et non prêché, simple signe de l'amour de Dieu pour les musulmans et pour tous les hommes de bonne volonté. En même temps, je voulais mieux comprendre le monde musulman et sa religion, vus à travers le regard de chrétiens bien intentionnés. Politiquement, je voulais comprendre la violence qui secouait l'Algérie, qui est comme un microcosme représentatif de l'ensemble des conflits dont souffre le monde musulman.

France Catholique : Dans votre livre, vous remontez aux origines de la présence cistercienne en Algérie. Pourquoi ces moines vivaient-ils dans un pays musulman ?

John Kiser : Leur présence, comme celle de tous les autres chrétiens en Algérie, est en partie un héritage de la colonisation française. Quand la guerre d'indépendance prit fin en 1962, certains Français restèrent en Algérie. L'Eglise assuma une double fonction : servir les besoins des musulmans à travers des œuvres comme les écoles, les hôpitaux ou le soin des personnes âgées, et animer les paroisses des Européens demeurés en Algérie. Dans un pays musulman, les chrétiens doivent témoigner de leur foi à travers leurs œuvres et la sincérité de leur piété. La prière est très importante dans la foi musulmane pour exprimer son humilité et sa reconnaissance envers le Créateur. C'est pourquoi la présence des moines était si capitale. Ils arrivèrent en Algérie au début de l'occupation française, au XIXe siècle, pour montrer aux musulmans que les Français n'étaient pas tous des athées. Les musulmans avaient été choqués par l'absence de signes ostensibles indiquant que les Français croyaient en Dieu.

France Catholique : Pourquoi les moines sont-ils restés malgré les mises en garde des gouvernements français et algériens?

John Kiser : Ils sont restés pour la même raison qu'une mère ou une infirmière prennent le risque de soigner un enfant atteint par la tuberculose ou le choléra. Comme trappistes, ils avaient fait un vœu de stabilité : les moines qui vivent selon la Règle de saint Benoît s'engagent à rester dans leur communauté pour toujours. Ils avaient par ailleurs développé des liens d'amitié et de confiance très forts avec leurs voisins musulmans, qui le leur rendaient bien. Cela impliquait d'être solidaires dans leur insécurité, qui n'étaient pas moindre que celles des moines : les musulmans qui refusaient de prendre parti étaient la cible des groupes armés plus encore que les chrétiens. Cette solidarité aurait été brisée s'ils étaient partis alors que leurs voisins n'avaient pas cette possibilité.

France Catholique : Quels enseignements peut-on tirer de cette histoire face à la violence persistante de certains groupes islamistes à travers le monde ?

John Kiser : Cela nous rappelle que le pouvoir algérien était considéré par les islamistes comme un gouvernement à la solde de la France, et qu'aujourd'hui l'Occident apparaît pour beaucoup d'islamistes comme une force néocolonialiste qui soutient des gouvernements tyranniques. L'histoire des moines révèle également la diversité des musulmans : il y a différentes sortes de musulmans comme il y a bien des variétés de chrétiens. Il faut également se rappeler que la violence ne se produit pas par hasard. C'est une fièvre qui vient d'une société malade. La violence de l'islam politique radical est une forme de désespoir face à l'injustice ou à l'hypocrisie des gouvernements, qui sont devenus insupportables à certains éléments de la société. Le terrorisme est aussi un rappel que les " saintes écritures " peuvent être des armes redoutables entre les mains de ceux qui vivent la haine au cœur : les leaders utilisent les " textes sacrés " pour servir leurs objectifs politiques. Ils peuvent souvent convertir habilement la colère de ceux qui sont incultes (en matière religieuse) en sentiment de supériorité morale et de bon droit. Au VIe siècle déjà, saint Benoît avait repéré ce risque de dérapage du sentiment religieux, lui qui, dans le chapitre 72 de sa Règle, met en garde ses moines contre le " zèle amer " qui conduit à l'Enfer.

France Catholique : Vous avez travaillé quatre ans sur ce livre, en vous rendant sur place, à Tibhirine et ailleurs en Algérie, en interrogeant tous les acteurs du drame et les familles des moines. Quelle leçon retenez-vous au terme de votre enquête ?

John Kiser : Les moines m'ont appris l'importance de contrôler ses passions, surtout la colère, qui peut facilement se transformer en haine déchaînée. Personnellement, j'essaie de pratiquer les vertus de patience et de maîtrise de soi. A l'inverse, les terroristes sont des gens dominés par la colère. Les moyens qu'ils utilisent montrent clairement qu'ils font partie des laissés-pour-compte de leur société, et leur frustration les conduit à utiliser jusqu'à leur propre corps comme moyen de destruction. Mais s'ils appartenaient au club des " grands " de ce monde, ils possèderaient des missiles et préféreraient sûrement la guerre dite " conventionnelle ".

France Catholique : Justement, certains contestent la thèse officielle qui attribue la mort des moines au GIA. Qu'en pensez-vous ?

John Kiser : Dans mon livre, je présente toutes les hypothèses sérieuses sur cette question et, dans la version française, j'ai intégré les dernières informations disponibles. Ce qui est certain, c'est que ce ne sont pas les voisins des moines qui ont organisé l'enlèvement. Au contraire, ils ont toujours supplié les frères de rester parmi eux. A mes yeux, c'est cela le plus important, car il y a là un message pour l'avenir : la présence de communautés chrétiennes vraiment évangéliques partageant la vie de voisins musulmans, dans la durée, est féconde parce qu'elle créé des liens d'amitié qui transcendent les différences. Il semble que rien ne puisse remplacer les rencontres interpersonnelles qui naissent d'une vie partagée au quotidien, dans un village ou un quartier. Cette éducation mutuelle, à travers les gestes de la vie courante, est le meilleur antidote au " choc des civilisations ".