"Tibhirine est un appel à vivre avec nos
frères musulmans les plus modestes"
(Cet interview est disponible en format PDF ici.)
Henry Quinson est membre
fondateur, avec Karim De Broucker, de la Fraternité Saint Paul, une petite
communauté de prière, de travail, d'hospitalité
et d'entraide qui est présente dans les " Quartiers Nord " de
Marseille depuis dix ans et, plus récemment, en
Algérie. Il est également le traducteur du livre de
John Kiser, Passion pour l'Algérie, les moines de
Tibhirine, (Nouvelle Cité, mars 2006). Il s'exprime ici
à titre personnel.
La revue Commentaire du printemps 2006 publie, à
l'occasion du 10e anniversaire de la mort des moines de
Tibhirine, un article dans lequel vous dressez un tableau assez
sombre de l'islam. N'est-il pas trop négatif ?
Il faudrait préciser que d'autres m'ont trouvé au
contraire trop "soft" ! Dans cet article, je donne la parole
à divers commentateurs, dont certains sont d'ailleurs
musulmans ou viennent de l'islam, et je souligne que les moines de
Tibhirine ont fait l'expérience de différents islams
(islam fraternel de leurs voisins modestes, islam mystique d'une
confrérie soufie, islam agressif du FIS et des groupes armés radicaux). Plus
profondément, je souligne que certains observateurs
préfèrent distinguer l'islam - ou les islams - des
musulmans eux-mêmes. Chaque personne est unique et l'histoire
du sacrifice de Mohammed, qui a sauvé la vie de Christian au
prix de la sienne pendant la guerre d'Algérie, montre que la
sainteté se moque des étiquettes, comme il est
clairement dit dans la parabole de Matthieu 25, 31-46. Pour le reste,
il s'agit d'un état des lieux critique comme je l'ai fait pour
le monachisme chrétien dans mon article Les sept piliers de
Tibhirine, dont la revue cistercienne Collectanea
Cisterciensia n'a d'ailleurs pas voulu. Je ne fais pas de cadeau
à ma propre Eglise (je suis catholique), et le fait d'avoir
œuvré pour que le livre de John Kiser soit publié en
France en est une illustration, car, comme moi, il y déplore
que saint Bernard ait prêché une croisade et que la
France ait pratiqué la torture en Algérie
(reconnaissons que les militaires français étaient pour
la plupart des baptisés !).
Mais Christian de Chergé ne portait-il pas un regard
plus positif sur l'islam ?
Il me semble qu'il privilégiait en effet les textes et les
expériences positives. Je trouve cette attitude très
évangélique et bénéfique. Surtout, il
vivait avec des musulmans et, comme il le souligne lui-même,
rien ne vaut le partage de la vie quotidienne pour rejoindre les
autres dans notre commune humanité, au-delà des mots.
Il reste qu'il faut bien entendre les critiques qui
s'élèvent des rangs des minorités religieuses,
de nombreuses femmes et des musulmans libéraux en terre
d'islam ou ici, en Europe. Il ne faudrait pas que certains
chrétiens, qui se croient progressistes, soient en retard d'un
combat par rapport à des musulmans lucides et courageux comme
les signataires du Manifeste des libertés de Fethi Benslama,
par exemple.
Mais ne s'agit-il pas là d'un mouvement
réformateur isolé et négligeable ?
Certains disent que la France ou le Maghreb ne pèsent pas
très lourds face aux grands pays musulmans qui gèrent
les lieux saints, bénéficient d'une démographie
plus avantageuse ou d'une manne pétrolière insolente.
Je crois au contraire que c'est la liberté de parole qui est
la meilleure garantie d'un avenir prometteur. C'est pourquoi
j'écoute avec attention les représentants
d'organisations musulmanes réformistes françaises.
N'est-il pas significatif que Mohamed Pascal Hilout, qui fut
vice-président du Mouvement des Maghrébins laïques
de France, dénonce par exemple l'utilisation abusive du terme "essentialisme" qu’on invoque souvent, observe-il, "pour
fermer le débat en tentant de nous
culpabiliser"(1) ?
Que voulez-vous dire ?
Aux yeux de M. Hilout, on "voudrait échapper au
débat de fond et nous convaincre qu’il n’y a que des
individualités parmi les musulmans (...). Il est
évident que cette 'essence' n’explique pas tout et personne
d’ailleurs ne l’affirme, mais cette 'essence' explique tellement de
choses qu’il serait presque malhonnête de ne pas la retenir
comme axe d’analyse. (...) Ne pas accepter l’idée que les
musulmans ont au moins l’islam comme source commune d’inspiration, de
self-control et de contrôle social au quotidien, est une
régression (...). Il va de soi que chaque individu traduit cet
héritage commun en fonction de sa propre histoire, mais il est
aussi incontournable de trouver des règles, des rituels, des
institutions, etc. qui sont propres à l’islam et qui sont
déterminants pour tout musulman (prière après
ablutions avec génuflexions et prosternations face contre
terre, sacralisation de lieux interdits aux 'impures', sacrifice du
mouton, circoncision, nourritures licites et illicites,
légalité religieuse de la polygamie
réservée à la gente masculine, muftis et fatwas,
droit de liquider les blasphémateurs, …). Ces
éléments-là sont déterminants - au moins
dans une première approche - des difficultés
qu’éprouvent les individualités et regroupements se
réclamant de l’islam avec l’Occident d’aujourd’hui et avec la
République (...). Ne pas en tenir compte relève,
à mon sens, d’un manque de courage scientifique et
intellectuel. "(2) Comme M. Hilout, je ne crois pas
que l’on puisse "faire l’économie d’une remise en question
des invariants et fondamentaux de l’islam et continuer, en quelque
sorte, à noyer le poisson dans un discours sur les
discours."(3)
Que proposez-vous ?
Je crois qu'il faut aller "jusqu’aux
profondeurs"(4), d'où la
nécessité, à mes yeux, d'une réflexion
théologique qui complète les observations sociologiques
et politiques. L'Islam est une civilisation, mais l'islam est aussi
une religion !
Pensez-vous qu'il existe actuellement un vrai courant
réformiste dans l'islam ?
Oui, de vrais théologiens musulmans osent
réfléchir, comme le montre bien le livre de Rachid
Benzine(5), par exemple. Ce que je constate
néanmoins - et cela me désole - c'est que ces "nouveaux penseurs de l'islam" sont contraints, pour la
plupart, à s'exiler aux Etats-Unis ou en Europe : l'Iranien
Abdul Karim Soroush vit aux Etats-Unis où le Pakistanais
Fazlur Rahman est mort en exil, l'Algérien kabyle Mohammed
Arkoun s'est établi en France, et l'Egyptien Nasr Hamid
Abû Zayd a dû se réfugier aux Pays-Bas...
J'espère que ce sont des Henri de Lubac ou des Yves Congar en
attente de réhabilitation !
Pensez-vous que Tibhirine offre une voie pour l'avenir dans les
relations islamo-chrétiennes ?
Absolument. Tibhirine est un témoignage émouvant,
mais surtout fécond ! Certes, les colloques interreligieux
sont utiles. Mais tant que les chrétiens resteront dans la
stratosphère mystique ou les débats théologiques
en chambre, rien n'avancera. Tibhirine est un appel à venir
vivre avec nos frères et voisins musulmans les plus modestes
dans un esprit de fraternité et de service
désintéressé, jusqu'au risque suprême.
L'appel est lancé, par exemple, dans les cités
françaises, mais est-il assez entendu dans l'Eglise ? Au lieu
d'envoyer toujours plus de policiers dans ces quartiers, il faudrait
que des hommes et des femmes de bonne volonté acceptent de
venir partager les conditions de vie difficiles de ceux qui arrivent
en France les mains vides. Ces moines-là ne sont pas assez
nombreux !
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(1) Mohamed Pascal Hilout,
http://www.mmlf.org/article.php3?id_article=463
.
(2) Ibid.
(3) Ibid.
(4) Ibid.
(5) Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l'islam, Albin
Michel, 2004.
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