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Les moines de Tibhirine

John Kiser___-

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Tibhirine, une lumière étouffée ?

par Henry Quinson

(article publié par oumma.com le 21 juin 2006)

(Cet article est disponible en format PDF ici.)

Au printemps 1996, un groupe armé (GIA, Groupe islamique armé, selon la version officielle) fait irruption dans un monastère trappiste en Algérie, pays miné par la violence, et prend sept moines en otages. Deux mois plus tard, les têtes des moines décapités sont découvertes dans des circonstances qui demeurent encore obscures aujourd'hui. Leurs corps ne seront jamais retrouvés.

Le village de Tibhirine s'était développé autour du monastère parce qu'il était un lieu de paix et de fraternité entre musulmans et chrétiens. L'harmonie entre ces chrétiens et leurs voisins musulmans tranchait avec la peur et la méfiance qui régnaient partout dans le pays entre les Algériens eux-mêmes, engagés dans une lutte politique sans merci autour de la question de leur identité musulmane, sur fond de corruption, de manipulation électorale, d'inefficacité économique et d'injustice sociale.

Dix ans après le drame, cette communauté monastique dérange toujours autant. Le 16 juin 2006, oumma.com notait, à juste titre, que l'anniversaire en Algérie avait été " bien discret ". Il est vrai que le témoignage des moines de Tibhirine semble plus que jamais menacer l'ordre établi, qu'il soit politique ou religieux. Le livre de John Kiser, Passion pour l'Algérie, les moines de Tibhirine (Nouvelle Cité, mars 2006), enfin traduit en français, offre un récit et une analyse particulièrement complets, qui éclairent utilement certains blocages très actuels. Rien d'étonnant que la troisième partie de cette enquête s'intitule : " Une lumière étouffée ? "

Controverses politico-juridiques

L'ouvrage de John Kiser explore toutes les dimensions de " l'affaire Tibhirine ". L'une d'entre elles est le mystère toujours entier qui entoure les mobiles et les modalités de cet enlèvement et de son dénouement tragique. Une plainte contre X fut déposée le 9 décembre 2003 auprès du Tribunal de grande instance de Paris par Me Patrick Baudouin, avocat au Barreau de Paris, au nom de certains membres de la famille Lebreton et du Père Armand Veilleux.

Les déclarations répétées de plusieurs déserteurs de la Sécurité militaire (SM) algérienne affirmant que les moines furent tués sur ordre du pouvoir algérien par l'intermédiaire d'agents infiltrés dans le GIA, continuent de semer le doute. Selon l'un d'entre eux, les militaires auraient ainsi voulu empêcher que les négociations sous l'égide de Sant' Egidio n'aboutissent à remettre en cause le pouvoir de certains généraux. Abdelkader Tigha estime que la mise en scène de l'assassinat des moines par le GIA permit d'" amener la communauté chrétienne et internationale à condamner définitivement l'islamisme. "

Cette version des faits fut toujours contestée par l'archevêque d'Alger, Mgr Teissier . Cependant, le Président Bouteflika relança lui-même la polémique pendant sa campagne de réélection en déclarant sur LCI, le 26 mars 2004 : " Toute vérité n'est pas bonne à dire à chaud. […] C'est flou pour l'instant. Lorsque j'aurai toutes les informations, je les dirai. "[1] Les propos du chef de l'Etat algérien accréditent bien l'idée d'une responsabilité de l'armée, thèse défendue par le Père Armand Veilleux dans le journal Le Monde du 24 janvier 2003 . A l'occasion du 10e anniversaire de l'enlèvement des moines, Me Patrick Baudouin a demandé l'autopsie des têtes, mais en vain. En attendant, John Kiser apporte dans la version française de son livre une information de taille :

"D'après une source interrogée à Alger, l'attaché militaire de l'ambassade de France aurait admis que les services de renseignement avaient intercepté une conversation dans laquelle un pilote d'hélicoptère algérien disait : 'Zut ! Nous avons tué les moines !' Pour éviter que la bavure ne soit rendue publique, les corps furent enterrés, mais quelqu'un eut une autre idée. Pour faire croire que les terroristes étaient responsables de leur mort, ils décapitèrent les moines et exposèrent leurs têtes, peut-être en différents endroits pour obtenir un effet de choc maximum. Les articles de presse horrifiants expliquant que seules les têtes avaient été retrouvées ne pouvaient qu'affaiblir un peu plus le soutien du GIA dans l'opinion publique. Plus ses crimes étaient atroces, mieux c'était. La bavure des militaires avait été transformée en argument de propagande gouvernementale."

La non-violence et les éradicateurs

Selon John Kiser, les moines de Tibhirine gênaient les éradicateurs des deux camps, généraux d'un côté et islamistes du GIA de l'autre. " Pourquoi avaient-ils été enlevés ? Selon une analyse largement répandue, les moines constituaient une menace. Mais une menace pour qui ? Djamel Zitouni les avait accusé, dans son communiqué n° 43, de faire du prosélytisme en vivant proches des gens et en gagnant leur sympathie. Mais n'étaient-ils pas aussi un danger pour les éléments, à l'intérieur de l'appareil de sécurité algérien, qui, comme certains Français à une époque précédente, pensaient que les moines étaient trop bienveillants envers les terroristes ? Peut-être étaient-ils simplement une cause d'embarras pour la mentalité des éradicateurs. Les moines vivaient en paix, sans arme et sans milice, avec pour seule protection l'amitié offerte à tous - une amitié qui s'était progressivement transformée en rempart contre la violence pour ceux qui habitaient à l'ombre de leur présence. "

Ici, la question qui fâche, c'est la non-violence. Le choix des moines de Tibhirine de servir le " Dieu désarmé " plutôt que le " Dieu des armées " était et demeure une provocation pour tous ceux qui croient au pouvoir des armes. Les méthodes de la Sécurité militaire algérienne sont en cause tout autant que celles des terroristes se réclamant de l'islam. Au passage, John Kiser montre bien que l'OAS mais aussi la République française portent une grave responsabilité dans la légitimation de la torture et du terrorisme. A l'inverse, le village de Tibhirine est né du climat de justice et de paix qui émanait du monastère, et les Algériens respectèrent les frères trappistes pendant et après la guerre d'indépendance. Il apparaît même que l'assassinat des moines précipita la chute de l'émir suprême du GIA, Djamel Zitouni, et accéléra les divisions et la décomposition des groupes islamistes armés. Quand saurons-nous toute la vérité sur les commanditaires du crime et leurs alliés ? La mort des moines est-elle, oui ou non, une bavure de la SM que l'on a ensuite déguisé en assassinat ? La justice doit faire son travail en toute indépendance et trancher. Certains ont-ils intérêt au silence ou préfère-t-on ne plus parler de la fécondité d'une fraternité aux antipodes de la loi du plus fort ?

Des choix monastiques qui dérangent

Même dans l'Ordre cistercien de la stricte observance, auquel appartenait la communauté de Tibhirine, on sent parfois une certaine réticence à évoquer tel ou tel aspect de la vie à Notre-Dame de l'Atlas. Le discours de Christian de Chergé devant tous les abbés de l'Ordre réunis à Poyo, en Espagne en 1993, ne fut jamais publié par la revue Collectanea Cisterciensia. John Kiser est le premier à y consacrer un chapitre, en cherchant à comprendre les sources du malaise.

En fait, le choix de vivre dans un pays pauvre et non chrétien appelait nécessairement à revenir à l'essentiel de la vie monastique, au-delà d'un folklore suranné ou d'une spiritualité désincarnée. Plus encore, le choix d'un réel partage de vie avec les voisins de Tibhirine obligea à redéfinir les formes de la vie monastique. L'identité cistercienne en fut relativisée. Un frère de Christian de Chergé, interrogé par John Kiser, en vient même à reconnaître : " Il n'y a pas l'ombre d'un doute que son choix d'un Ordre monastique a été totalement déterminé par son désir de retourner en Algérie. Si les trappistes n'avaient pas eu de monastère là-bas, il aurait rejoint une autre famille religieuse. " D'ailleurs, Christian de Chergé confia son testament à un membre de sa famille et non à un abbé de l'Ordre cistercien.

Au total, deux traits particuliers s'affirmèrent progressivement : l'importance du lien avec l'Eglise locale et la dimension interculturelle du monachisme. La première question était de plus en plus évidente à mesure que l'Eglise d'Algérie subissait la violence en solidarité avec le peuple algérien. Les relations avec l'extérieur étaient plus limitées et, à l'inverse, les liens entre baptisés confrontés ensemble au témoignage suprême du sang s'approfondissaient. " L'exemption "[3] héritée du Moyen Age semblait très artificielle et renvoyait à un contexte ecclésial totalement différent.

A l'inverse, l'importance accordée à l'hospitalité et à l'entraide dans un milieu non chrétien obligea de plus en plus la communauté de Tibhirine à s'inscrire dans la tradition monastique interculturelle de ce même Moyen Age : de saint Martin à saint Patrick, en passant par saint Colomban et saint Boniface, nombreux furent les moines qui créèrent par leur rayonnement de nouveaux villages en Europe, marqués par les valeurs évangéliques. S'agissait-il d'une déviation condamnable par rapport aux Pères du Désert et à la Règle de saint Benoît ? Ce retour à un célibat et à une vie communautaire qui va vers l'étranger pour annoncer la Bonne nouvelle par le témoignage de vie semblait autant évangélique que d'actualité dans un univers en pleine mondialisation. L'idée de vivre en moines parmi une population pauvre et étrangère à l'Eglise n'était qu'un retour aux sources et à la tradition, vécue désormais dans le cadre d'une théologie conciliaire qui demande à tous les baptisés de s'ouvrir au monde, sans prosélytisme, par le dialogue, l'entraide et le partage.

" Il n'est plus possible d'installer quelque part un monastère tout construit d'avance, concluait le prieur de Tibhirine à Poyo, car, plus que toute autre, la vie contemplative se découvre dépendante des conditions 'humaines' de vie d'un pays, de sa culture, de son histoire, de ses habitudes, de sa tradition religieuse. "

Une approche interreligieuse discutée

Partisan d'une inculturation de la vie monastique, perçue comme dérangeante par les grands monastères européens vieillissants, Christian de Chergé choqua également ses pairs en ouvrant des perspectives interreligieuses jugées excessivement téméraires. John Kiser note ainsi les réactions mitigées des abbés à sa formule selon laquelle Jésus est le seul " vrai musulman " parce qu'il a parfaitement accompli la volonté du Père.

En fait, tous les frères de Tibhirine privilégiaient une approche spirituelle et concrète de la fraternité religieuse, loin des discussions théologiques réservées à quelques experts. Frère Luc soignait sans distinction tous ceux qui se présentaient au dispensaire. Frère Christophe vivait au rythme des saisons une communion dans le travail manuel avec les associés (musulmans) du monastère. Tous se relayaient à la porterie pour écouter, encourager ou donner un coup de main pour des démarches administratives. " Un verre d'eau offert ou reçu, un morceau de pain partagé, un coup de main donné, parlent plus juste qu'un manuel de théologie sur ce qu'il est possible d'être ensemble ", notait Christian de Chergé.

A l'heure du " choc des civilisations ", où chacun compte ses troupes pour s'assurer un pouvoir d'influence, les moines de Tibhirine dérangent encore par l'humilité et la gratuité de leur démarche. John Kiser note l'humour de Frère Christophe et le changement total de paradigme religieux qu'il propose, dans un passage très révélateur : " Pour l'aider à préparer un prochain synode africain, Mgr Teissier demanda à Christophe […] de 'réagir' à son projet de communication sur le thème : 'Une mission pour l'Eglise : promouvoir des relations évangéliques avec les musulmans.' Christophe n'aimait pas le verbe 'promouvoir'. Il résuma ainsi sa réaction dans son journal : 'Promoteur, moi ? De valeurs, de produits, d'idées, de système, de morale ? C'est une entreprise vouée à l'échec : la concurrence sur le marché des religions est ici trop déloyale.' Christophe réfléchissait. 'Dieu a réellement parlé en Jésus et […] ce message doit être entendu par tous. Mais 'réellement' ne veut pas dire nécessairement 'seulement'. Les chrétiens peuvent donc être attachés totalement au Christ Jésus et en même temps pleinement ouverts au message possible de Dieu dans les autres religions. Ou ne le peuvent-ils pas ?"

John Kiser conclut : " Les musulmans étaient-ils capables d'aller aussi loin dans l'ouverture que Christophe appelait de ses vœux pour ses propres coreligionnaires ? La question divisait les musulmans autant que les chrétiens. " Les moines de Tibhirine n'ont pas fini de déranger tous les conformismes et tous les rapports de force. Leur lumière sera difficile à étouffer.

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[1] Canal Algérie, 27 décembre 2002.

[2] Voir http://perso.wanadoo.fr//frat.st.paul/TibhirineArmandVeilleux.htm .

[3] L’exemption de juridiction épiscopale permit à l’Ordre de Cîteaux d’échapper, dès sa naissance au XIIe siècle, à l’autorité des évêques, jugés décadents. Aujourd’hui encore, les abbés et leurs communautés ne dépendent pas des autorités ecclésiastiques du diocèse mais de l’abbé général, élu par le chapitre général des abbés, et des abbés de leur maison-mère (appelés « Pères immédiats »).

 

Réaction de Dom Armand Veilleux, abbé du monastère cistercien de Scourmont, (27 juin 2006) et commentaires entre parenthèses d'Henry Quinson

J’ai déjà écrit ailleurs ce que je pensais des qualités et des limites de l’excellent livre de John Kiser sur Tibhirine. (...) Selon Kiser, Dom Bernardo aurait fait le choix audacieux de demander à Père Christian de donner la conférence « principale » (the main address) du Chapitre Général. Il y a déjà là une erreur (cette inexactitude a été corrigée dans la version française, que Dom Armand n'a visiblement toujours pas lue, p. 198 : "l'un des principaux exposés"). En réalité l’Abbé Général, en concertation avec son conseil, avait demandé à plusieurs personnes de traiter le thème du Chapitre. Ce furent, dans l’ordre où ces conférences furent présentées, tout au long du Chapitre, Mère Anne-Marie d’Altbronn, en Alsace, Mère Christiana de Nishinomiya, au Japon, Mère Jean-Marie de l’Assomption, au Canada, Mère Emmanuel de La Clarté-Dieu, au Congo/Zaïre, Dom Plácido d’Osera, en Espagne, Dom Paul de Latroun, en Israël, Dom Christian de l’Atlas, en Algérie, Père Sylvain d’Oka, au Canada, et Sœur Marie-Pascale de Chambarand, en France. Toutes ces conférences furent publiées, comme celles de l’Abbé Général, dans un fascicule accompagnant le compte-rendu du Chapitre Général sous le titre Ne rien préférer à l’amour du Christ. Toutes peuvent encore se lire sur Internet. Je ne crois pas qu’aucune ne fut publiée dans les Collectanea Cisterciensia. Impliquer quoi que ce soit du fait que celle de Christian n’aurait pas été publiée dans les Collectanea (qui ne sont d’ailleurs pas une publication « officielle » de l’Ordre) est de la pure imagination (il reste qu'aucun livre sur Tibhirine ne consacre un chapitre entier à cette réunion cistercienne et que John Kiser a interrogé l'abbé général, Dom Bernardo Olivera, et plusieurs autres abbés à ce sujet, comme Dom Etienne Baudry et Dom François de Salles, permettant de sonder les réactions du moment, qui étaient bien, selon eux, mitigées).
De même, impliquer que la conférence de Christian n’aurait pas été bien reçue par un certain nombre des Capitulants n’a aucun fondement dans la réalité. Elle fut bien reçue de tous et de toutes ; mais ce fut une communication d’une vingtaine de minutes, entre de très nombreuses autres communications, tout au long d’un chapitre qui dura près d’un mois. Ici Kiser a fait une confusion entre cette conférence de Christian et un autre événement du Chapitre, où Christian intervint (en réalité, John Kiser parle des réactions des abbés "quand s'acheva le chapitre", p. 203, cite également l'homélie de Christian pour la fête de la Croix glorieuse, p. 203-204, et conclut que ce qui avait été "de trop" était "aussi" la critique de Christian "contre la motion de synthèse finale", p. 205). Il s’agit de ceci : Le Chapitre Général avait élu dès le début une petite commission ayant comme mandat de faire une synthèse des « rapports de maisons ». Lorsque cette commission présenta sa « synthèse », celle-ci fut soumise à l’étude de toutes les commissions mixtes du Chapitre. Dans l’ensemble, les commissions trouvèrent que la synthèse était un reflet fidèle de ce qui avait été dit dans les rapports de chacune des maisons de l’Ordre, tout en désirant pour la plupart que soient ajoutés des éléments provenant des échanges en séance plénière. Une commission, la 13ème, dans laquelle se trouvait Père Christian de Chergé, se montra par ailleurs très négative face à cette synthèse demandant qu’elle ne soit considérée que comme un document « martyr » et n’apparaisse même pas dans le compte rendu du Chapitre. Oubliant manifestement que le mandat de la petite commission était explicitement de faire une synthèse de ce qu’on trouvait dans les rapports de maison et non pas de rédiger une « vision de l’Ordre », la commission de Christian trouvait que cette synthèse ne tenait pas suffisamment compte de la vie des jeunes communautés. Père Christian avait été particulièrement offusqué par une phrase de la synthèse qui, mentionnant le petit nombre de vocations dans plusieurs communautés du vieux continent, disait que le grand nombre de vocations dans certains monastères des jeunes Églises constituait un autre problème, vu la difficulté de trouver les formateurs nécessaires à les bien former. Il trouvait invraisemblable qu’on considère le grand nombre de vocations comme un « problème ». Mais, dans l’ensemble on comprit très bien ce que les auteurs de la synthèse voulaient dire et personne d’autre n’y vit une insulte. Il faut dire qu’à cette occasion Christian se manifesta particulièrement casse-pieds – ce dont il s’excusa par la suite – mais il serait ridicule de faire de ce petit incident un moment important du Chapitre Général.
Quinson (...) dit, un peu plus loin : « Partisan d’une inculturation de la vie monastique, perçue comme dérangeante par les grands monastères européens vieillissants, Christian de Chergé choqua également ses pairs en ouvrant des perspectives interreligieuses jugées excessivement téméraires.» En réalité, au moment où Christian devint prieur de Tibhirine, l’Ordre Cistercien était fortement impliqué dans le dialogue interreligieux, au sein du DIM (Dialogue Interreligieux Monastique), mis sur pied avec la Confédération Bénédictine à la demande du Saint Siège. Il est vrai que ce dialogue s’était surtout orienté vers la rencontre avec les grandes traditions d’Orient (hindouisme et bouddhisme), mais il portait aussi un intérêt à l’Islam et précisément à la suite du Chapitre de Poyo, le DIM invita Christian à participer à sa réunion de 1994 à Montserrat (Christian de Chergé était surtout partisan d'une vie partagée en pays musulman et l'Ordre cistercien n'a jamais fondé, depuis le chapitre de Poyo, d'autres prieurés en "terre d'islam" ; au contraire, il a mis un terme à la "cellule d'Aiguebelle" qui devait retourner à Tibhirine et deux frères, Jean-Michel et Ventura ont quitté l'Ordre pour pouvoir rester en Algérie, avec la Fraternité Saint Paul et les Petits frères de Jésus). Si, à cette époque, il y avait certaines réticences à l’égard des avancées de Tibhirine dans le domaine du dialogue avec les Musulmans, il aurait probablement fallu les chercher dans le diocèse d’Alger ou au PISAI (ce qui est très bien suggéré dans le livre de John Kiser p. 111-112) plutôt que dans l’Ordre cistercien. Je ne crois pas que ce soit à des membres de l’Ordre cistercien que pensait Christian lorsqu’il écrivait dans son Testament : "Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison à ceux qui m'ont rapidement traité de naïf, ou d'idéaliste."
(Nous remercions Dom Armand Veilleux pour ces précisions et regrettons qu'il ne les ait pas communiquées au traducteur avant la sortie du livre en français alors qu'une première version du manuscrit lui avait été envoyé en temps utile. Nous rappelons que l'Ordre cistercien de la stricte observance, après avoir cédé au diocèse d'Alger le monastère de Tibhirine en 2001, ne possède plus qu'un seul prieuré en "terre d'islam", au Maroc, où vivent quatre frères, dont les deux rescapés de 1996, Jean-Pierre et Amédée. cf. http://blaurent.club.fr/pages/souspage.htm. Le lecteur jugera par lui-même si cette présence en recul reflète une "bonne réception" du message et du témoignage de Chritian de Chergé et de ses frères assassinés au sein de l'Ordre auquel ils appartenaient. Par ailleurs, Christian de Chergé, à la rencontre du DIM de 1995 - et non 1994 - auquel Armand Veilleux fait allusion, fit précisément ce constat sévère : "Il y a, de fait, comme un désengagement monastique dans le dialogue interreligieux en direction de l'islam", L'invincible espérance, p. 205, Bayard / Centurion, 1997.)

 

Réaction de François Gèze, directeur des éditions La Découverte (Algeria-Watch, 4 juillet 2006) et réponse entre parenthèse d'Henry Quinson

Le dixième anniversaire de l'enlèvement et de l'assassinat des sept moines de Tibhirine (...) a donné lieu à de nombreux hommages et commémorations, dont celui, très émouvant, se plaçant sur un plan « exclusivement spirituel, fraternel et chaleureux », publié le 16 juin 2006 par le site Oumma.com, sous le titre « Moines de Tibhirine ; un dixième anniversaire bien discret » . C'est à la réaction à ce texte bienvenu, publiée le 21 juin 2006 sur Oumma (« Tibhirine, une lumière étouffée ? » ), de Henry Quinson – traducteur du livre de John Kiser, Passion pour l'Algérie, les moines de Tibhirine , Nouvelle Cité, mars 2006 – que je voudrais à mon tour réagir.
L'intervention de M. Quinson présente des aspects intéressants (...). Mais un point me semble poser problème, c'est l'évocation par M. Quinson du rôle des services secrets algériens (DRS, ex-SM) dans l'enlèvement et l'assassinat des moines : sur ce point, ce texte reste à tout le moins, c'est le moins qu'on puisse dire, au milieu du gué (comme au demeurant le livre de John Kiser, fort intéressant par ailleurs).
En effet, les informations dont nous disposons à ce jour attestent de façon indiscutable que Djamel Zitouni, l'« émir national » du GIA (depuis octobre 1994) qui a revendiqué l'enlèvement et l'assassinat des moines de Tibhirine en 1996, était un agent du DRS. Et que ce sont les responsables de ces services, au cœur du pouvoir algérien depuis 1962 et qui le contrôlent à peu près totalement depuis quinze ans, qui ont organisé et géré l'enlèvement (et très probablement l'assassinat) : en l'occurrence le général Smaïn Lamari (chef de la Direction du contre-espionnage et numéro deux du DRS derrière le général Toufik Médiène, depuis septembre 1990 jusqu'à ce jour) et le colonel M'Henna Djebbar (chef du CTRI de Blida, antenne du DRS dans l'Algérois, de 1990 à 2001).
On se reportera sur ce sujet au rapport très complet de Salima Mellah, « Le mouvement islamiste entre autonomie et manipulation » (rédigé en mai 2004 pour la session du Tribunal permanent des peuples qui s'est tenue à Paris en novembre 2004, sur les violations des droits de l'homme en Algérie). Il montre à quel point, en 1996 (et bien avant déjà), le GIA n'avait pas le moindre rapport avec une « conception dévoyée de l'islam », mais relevait essentiellement de la fabrication sophistiquée par le DRS d'un pseudo « islam radical », visant avant tout à écraser par la terreur le peuple algérien. Piège dans lequel sont d'ailleurs tombés nombre d'islamistes algériens trop naïfs : révoltés par le « système », ils ont rallié, de 1992 à 1995, le GIA-DRS sans se rendre compte qu'il était avant tout une organisation de « contre-insurrection » construite par le DRS, sur le modèle de la « Force K » et des faux « maquis FLN » fabriqués par les services secrets français lors de la guerre d'indépendance algérienne.
Bien sûr, en janvier 1994, quand le Frère Christian de Chergé a rédigé son « testament » bouleversant (cité par Oumma.com dans son article du 16 juin dernier), il ne pouvait savoir que les crimes atroces du GIA « commis au nom de l'islam », qu'il cherchait à comprendre (« toi aussi, l'ami de la dernière minute, qui n'aura pas su ce que tu faisais »), étaient en réalité le fruit d'une manipulation des chefs du DRS. Ce testament a été écrit en effet peu après le terrible assassinat, attribué officiellement au GIA, le 14 décembre 1993, de quatorze techniciens croates du chantier de Tamesguida, à quelques kilomètres du monastère, des hommes auxquels les moines de Tibhirine étaient très liés : ils ont été enlevés et égorgés méthodiquement par un commando de cinquante hommes armés et cagoulés, les assassins ayant séparé soigneusement les musulmans des chrétiens, épargnant les premiers et tuant les seconds « au nom de l'Islam ».
Or, la légitimation de ce type de pratique criminelle est totalement étrangère aux traditions des religieux algériens (en dehors peut-être de quelques très hypothétiques extrémistes égarés). On sait aujourd'hui que ce massacre, comme tant d'autres revendiqués par le GIA, correspond en fait à une matrice « made in DRS » : des « émirs » qui sont en réalité des officiers du DRS (s'étant fait passer pour des déserteurs) ou des islamistes retournés et « tenus » par le DRS, encadrant des jeunes incultes, à qui ils ordonnent d'éliminer – le plus souvent sous l'emprise de la drogue – de façon barbare les « cibles » choisies par les chefs du DRS (depuis les intellectuels anti-islamistes jusqu'aux habitants des zones ayant voté FIS, en passant par des étrangers ou des religieux chrétiens).
Autant la posture « compréhensive » de Christian de Chergé, quand il rédigeait son « testament » en 1994, nous apparaît à juste titre admirable (il ignorait évidemment tout cela), autant aujourd'hui, il n'est plus possible de n'évoquer le rôle du DRS dans l'enlèvement des moines qu'avec des conditionnels prudents et des questions, comme le fait dans son texte Henry Quinson (« Quand saurons-nous toute la vérité sur les commanditaires du crime et leurs alliés ? La mort des moines est-elle une bavure de la SM que l'on a ensuite déguisée en assassinat ? ») et plus encore le livre de John Kiser dont il est le traducteur. Cela laisse l'impression pénible que la mort des moines ne peut plus être évoquée que par la dimension spirituelle de leur engagement en terre d'islam, alors que les conditions de leur assassinat à l'initiative de militaires criminels se moquant totalement de la religion, relèveraient d'une tout autre sphère. Cette séparation me paraît choquante et, sur le fond, totalement contradictoire avec le témoignage même des moines.
Il faut dire que, à de très rares exceptions près (comme le Père Armand Veilleux, partie prenante de la plainte déposée en France en 2003 par la famille de l'un des moines assassinés : voir son site personnel ), les nombreux religieux catholiques qui ont évoqué ces dernières années le drame de Tibhirine dans des écrits ou des films, ont, eux, totalement passé sous silence la responsabilité du pouvoir algérien, cautionnant ainsi l'idée fausse que les moines ont été des « victimes de l'islam » (certes « dévoyé », etc., mais cela ne change rien). Comme si une consigne de silence, du haut en bas de l'Église catholique, visait ainsi à « préserver l'Église d'Algérie », dont on sait que le chef, Mgr Henri Teissier, a toujours collé très fidèlement aux thèses du pouvoir algérien, et s'est bien gardé de dénoncer les crimes atroces commis par le DRS et les forces spéciales de l'ANP depuis 1992.
À cet égard, le silence encore plus complet observé par l'Église à propos de l'assassinat de l'évêque d'Oran, Mgr Pierre Claverie, le 1 er août 1996, est tout aussi choquant. On sait en effet aujourd'hui que, selon toute probabilité, Mgr Claverie a été assassiné à l'initiative des chefs du DRS, parce qu'il connaissait le rôle joué par ces derniers dans le drame de Tibhirine et qu'il était donc « dangereux » de le laisser en vie (1).
Tout cela pour dire que les questions religieuses ne peuvent être considérées et analysées indépendamment du contexte politique et social dans lequel elles sont toujours inscrites. Et que, s'agissant plus particulièrement du dialogue islamo-chrétien en Algérie, limiter sa compréhension à ses seules dimensions – certes importantes – spirituelles et théologiques, revient à ignorer le rôle pourtant essentiel de l'instrumentalisation très politique de la religion par les pouvoirs, quels qu'ils soient (celle de l'islam par les colons français hier et par les généraux algériens aujourd'hui, celle du catholicisme par le Vatican). Position qui me semble à l'exact opposé de l'engagement des moines de Tibhirine.
1- Voir Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire , Françalgérie, crimes et mensonges d'États , La Découverte, Paris, 2004, p. 489-490.
(Nous saluons les efforts de M. Guèze visant à plus de vérité et de justice en Algérie. Cependant, les conclusions de M. Gèze reposent entièrement sur cette affirmation : "les informations dont nous disposons à ce jour attestent de façon indiscutable que Djamel Zitouni (...) était un agent du DRS." Il reste à la justice de confirmer la véracité de cette affirmation et les questions se transformeront aussitôt en condamnations. Dénoncer la nature du régime algérien, son bilan, ses silences et l'opacité entretenue n'est pas "se tenir au milieu du gué". Le livre de John Kiser est, de tous les ouvrages parus sur les moines de Tibhirine, celui qui consacre le plus de pages à l'histoire politique, économique et sociale de l'Algérie, refusant de s'en tenir à une analyse spirituelle éthérée. La conclusion pertinente de M. Guèze vise donc d'autres ouvrages et il faudrait en préciser les auteurs. Par ailleurs, s'il y a "instrumentalisation politique de la religion", il paraît toutefois peu crédible d'expliquer que l'islam politique radical, de Téhéran à Kaboul, en passant par Le Caire et Alger, soit simplement la créature-épouvantail de pouvoirs étatiques contestés : la manipulation ne peut s'appuyer que sur un phénomène pré-existant, dont les causes premières et secondes sont généralement multiples et complexes. C'est tout le mérite du livre de John Kiser que de refuser les thèses trop exclusives, quelles qu'elles soient.)