par Henry Quinson
(article publié par oumma.com le 21 juin 2006)
(Cet article est disponible en format PDF ici.)
Au printemps 1996, un groupe armé (GIA, Groupe islamique
armé, selon la version officielle) fait irruption dans un monastère trappiste en
Algérie, pays miné par la violence, et prend sept
moines en otages. Deux mois plus tard, les têtes des moines
décapités sont découvertes dans des
circonstances qui demeurent encore obscures aujourd'hui. Leurs corps
ne seront jamais retrouvés.
Le village de Tibhirine s'était développé
autour du monastère parce qu'il était un lieu de paix
et de fraternité entre musulmans et chrétiens.
L'harmonie entre ces chrétiens et leurs voisins musulmans
tranchait avec la peur et la méfiance qui régnaient
partout dans le pays entre les Algériens eux-mêmes,
engagés dans une lutte politique sans merci autour de la
question de leur identité musulmane, sur fond de corruption,
de manipulation électorale, d'inefficacité
économique et d'injustice sociale.
Dix ans après le drame, cette communauté monastique
dérange toujours autant. Le 16 juin 2006, oumma.com notait, à juste
titre, que l'anniversaire en Algérie avait été " bien discret ". Il est vrai que le témoignage des
moines de Tibhirine semble plus que jamais menacer l'ordre
établi, qu'il soit politique ou religieux. Le livre de John
Kiser, Passion pour l'Algérie, les moines de Tibhirine (Nouvelle Cité, mars 2006), enfin traduit en français,
offre un récit et une analyse particulièrement
complets, qui éclairent utilement certains blocages
très actuels. Rien d'étonnant que la troisième
partie de cette enquête s'intitule : " Une lumière
étouffée ? "
Controverses politico-juridiques
L'ouvrage de John Kiser explore toutes les dimensions de " l'affaire Tibhirine ". L'une d'entre elles est le
mystère toujours entier qui entoure les mobiles et les
modalités de cet enlèvement et de son dénouement
tragique. Une plainte contre X fut déposée le 9
décembre 2003 auprès du Tribunal de grande instance de
Paris par Me Patrick Baudouin, avocat au Barreau de Paris,
au nom de certains membres de la famille Lebreton et du Père
Armand Veilleux.
Les déclarations répétées de plusieurs
déserteurs de la Sécurité militaire (SM)
algérienne affirmant que les moines furent tués sur
ordre du pouvoir algérien par l'intermédiaire d'agents
infiltrés dans le GIA, continuent de semer le doute. Selon
l'un d'entre eux, les militaires auraient ainsi voulu empêcher
que les négociations sous l'égide de Sant' Egidio
n'aboutissent à remettre en cause le pouvoir de certains
généraux. Abdelkader Tigha estime que la mise en
scène de l'assassinat des moines par le GIA permit d'" amener la communauté chrétienne et internationale
à condamner définitivement l'islamisme. "
Cette version des faits fut toujours contestée par
l'archevêque d'Alger, Mgr Teissier . Cependant, le
Président Bouteflika relança lui-même la
polémique pendant sa campagne de réélection en
déclarant sur LCI, le 26 mars 2004 : " Toute
vérité n'est pas bonne à dire à chaud.
[…] C'est flou pour l'instant. Lorsque j'aurai toutes les
informations, je les dirai. "[1] Les propos du chef de
l'Etat algérien accréditent bien l'idée d'une
responsabilité de l'armée, thèse défendue
par le Père Armand Veilleux dans le journal Le Monde du
24 janvier 2003 . A l'occasion du 10e anniversaire de
l'enlèvement des moines, Me Patrick Baudouin a
demandé l'autopsie des têtes, mais en vain. En attendant, John Kiser apporte dans la version française de son livre une information de taille :
"D'après une source interrogée à Alger, l'attaché militaire de l'ambassade de France aurait admis que les services de renseignement avaient intercepté une conversation dans laquelle un pilote d'hélicoptère algérien disait : 'Zut ! Nous avons tué les moines !' Pour éviter que la bavure ne soit rendue publique, les corps furent enterrés, mais quelqu'un eut une autre idée. Pour faire croire que les terroristes étaient responsables de leur mort, ils décapitèrent les moines et exposèrent leurs têtes, peut-être en différents endroits pour obtenir un effet de choc maximum. Les articles de presse horrifiants expliquant que seules les têtes avaient été retrouvées ne pouvaient qu'affaiblir un peu plus le soutien du GIA dans l'opinion publique. Plus ses crimes étaient atroces, mieux c'était. La bavure des militaires avait été transformée en argument de propagande gouvernementale."
La non-violence et les éradicateurs
Selon John Kiser, les moines de Tibhirine gênaient les
éradicateurs des deux camps, généraux d'un
côté et islamistes du GIA de l'autre. " Pourquoi
avaient-ils été enlevés ? Selon une analyse
largement répandue, les moines constituaient une menace. Mais
une menace pour qui ? Djamel Zitouni les avait accusé, dans
son communiqué n° 43, de faire du prosélytisme en
vivant proches des gens et en gagnant leur sympathie. Mais
n'étaient-ils pas aussi un danger pour les
éléments, à l'intérieur de l'appareil de
sécurité algérien, qui, comme certains
Français à une époque précédente,
pensaient que les moines étaient trop bienveillants envers les
terroristes ? Peut-être étaient-ils simplement une cause
d'embarras pour la mentalité des éradicateurs. Les
moines vivaient en paix, sans arme et sans milice, avec pour seule
protection l'amitié offerte à tous - une amitié
qui s'était progressivement transformée en rempart
contre la violence pour ceux qui habitaient à l'ombre de leur
présence. "
Ici, la question qui fâche, c'est la non-violence. Le choix
des moines de Tibhirine de servir le " Dieu
désarmé " plutôt que le " Dieu des
armées " était et demeure une provocation pour tous
ceux qui croient au pouvoir des armes. Les méthodes de la
Sécurité militaire algérienne sont en cause tout
autant que celles des terroristes se réclamant de l'islam. Au
passage, John Kiser montre bien que l'OAS mais aussi la
République française portent une grave
responsabilité dans la légitimation de la torture et du
terrorisme. A l'inverse, le village de Tibhirine est né du
climat de justice et de paix qui émanait du monastère,
et les Algériens respectèrent les frères
trappistes pendant et après la guerre d'indépendance.
Il apparaît même que l'assassinat des moines
précipita la chute de l'émir suprême du GIA,
Djamel Zitouni, et accéléra les divisions et la
décomposition des groupes islamistes armés. Quand
saurons-nous toute la vérité sur les commanditaires du
crime et leurs alliés ? La mort des moines est-elle, oui ou non, une bavure
de la SM que l'on a ensuite déguisé en assassinat ?
La justice doit faire son travail en toute indépendance et trancher. Certains ont-ils intérêt au silence ou
préfère-t-on ne plus parler de la
fécondité d'une fraternité aux antipodes de la
loi du plus fort ?
Des choix monastiques qui dérangent
Même dans l'Ordre cistercien de la stricte observance,
auquel appartenait la communauté de Tibhirine, on sent parfois
une certaine réticence à évoquer tel ou tel
aspect de la vie à Notre-Dame de l'Atlas. Le discours de
Christian de Chergé devant tous les abbés de l'Ordre
réunis à Poyo, en Espagne en 1993, ne fut jamais
publié par la revue Collectanea
Cisterciensia. John Kiser est le premier à y consacrer
un chapitre, en cherchant à comprendre les sources du malaise.
En fait, le choix de vivre dans un pays pauvre et non
chrétien appelait nécessairement à revenir
à l'essentiel de la vie monastique, au-delà d'un
folklore suranné ou d'une spiritualité
désincarnée. Plus encore, le choix d'un réel
partage de vie avec les voisins de Tibhirine obligea à
redéfinir les formes de la vie monastique. L'identité
cistercienne en fut relativisée. Un frère de Christian
de Chergé, interrogé par John Kiser, en vient
même à reconnaître : " Il n'y a pas l'ombre
d'un doute que son choix d'un Ordre monastique a été
totalement déterminé par son désir de retourner
en Algérie. Si les trappistes n'avaient pas eu de
monastère là-bas, il aurait rejoint une autre famille
religieuse. " D'ailleurs, Christian de Chergé confia son
testament à un membre de sa famille et non à un
abbé de l'Ordre cistercien.
Au total, deux traits particuliers s'affirmèrent
progressivement : l'importance du lien avec l'Eglise locale et la
dimension interculturelle du monachisme. La première question
était de plus en plus évidente à mesure que
l'Eglise d'Algérie subissait la violence en solidarité
avec le peuple algérien. Les relations avec l'extérieur
étaient plus limitées et, à l'inverse, les liens
entre baptisés confrontés ensemble au témoignage
suprême du sang s'approfondissaient. " L'exemption "[3] héritée du Moyen Age semblait
très artificielle et renvoyait à un contexte
ecclésial totalement différent.
A l'inverse, l'importance accordée à
l'hospitalité et à l'entraide dans un milieu non
chrétien obligea de plus en plus la communauté de
Tibhirine à s'inscrire dans la tradition monastique
interculturelle de ce même Moyen Age : de saint Martin à
saint Patrick, en passant par saint Colomban et saint Boniface,
nombreux furent les moines qui créèrent par leur
rayonnement de nouveaux villages en Europe, marqués par les
valeurs évangéliques. S'agissait-il d'une
déviation condamnable par rapport aux Pères du
Désert et à la Règle de saint Benoît ? Ce
retour à un célibat et à une vie communautaire
qui va vers l'étranger pour annoncer la Bonne nouvelle par le
témoignage de vie semblait autant évangélique
que d'actualité dans un univers en pleine mondialisation.
L'idée de vivre en moines parmi une population pauvre et
étrangère à l'Eglise n'était qu'un retour
aux sources et à la tradition, vécue désormais
dans le cadre d'une théologie conciliaire qui demande à
tous les baptisés de s'ouvrir au monde, sans
prosélytisme, par le dialogue, l'entraide et le partage.
" Il n'est plus possible d'installer quelque part un
monastère tout construit d'avance, concluait le prieur de
Tibhirine à Poyo, car, plus que toute autre, la vie
contemplative se découvre dépendante des conditions
'humaines' de vie d'un pays, de sa culture, de son histoire, de ses
habitudes, de sa tradition religieuse. "
Une approche interreligieuse discutée
Partisan d'une inculturation de la vie monastique, perçue
comme dérangeante par les grands monastères
européens vieillissants, Christian de Chergé choqua
également ses pairs en ouvrant des perspectives
interreligieuses jugées excessivement
téméraires. John Kiser note ainsi les réactions
mitigées des abbés à sa formule selon laquelle
Jésus est le seul " vrai musulman " parce qu'il a
parfaitement accompli la volonté du Père.
En fait, tous les frères de Tibhirine privilégiaient
une approche spirituelle et concrète de la fraternité
religieuse, loin des discussions théologiques
réservées à quelques experts. Frère Luc
soignait sans distinction tous ceux qui se présentaient au
dispensaire. Frère Christophe vivait au rythme des saisons une
communion dans le travail manuel avec les associés (musulmans)
du monastère. Tous se relayaient à la porterie pour
écouter, encourager ou donner un coup de main pour des
démarches administratives. " Un verre d'eau offert ou
reçu, un morceau de pain partagé, un coup de main
donné, parlent plus juste qu'un manuel de théologie sur
ce qu'il est possible d'être ensemble ", notait Christian
de Chergé.
A l'heure du " choc des civilisations ", où chacun
compte ses troupes pour s'assurer un pouvoir d'influence, les moines
de Tibhirine dérangent encore par l'humilité et la
gratuité de leur démarche. John Kiser note l'humour de
Frère Christophe et le changement total de paradigme religieux
qu'il propose, dans un passage très révélateur :
" Pour l'aider à préparer un prochain synode
africain, Mgr Teissier demanda à Christophe […] de
'réagir' à son projet de communication sur le
thème : 'Une mission pour l'Eglise : promouvoir des relations
évangéliques avec les musulmans.' Christophe n'aimait
pas le verbe 'promouvoir'. Il résuma ainsi sa réaction
dans son journal : 'Promoteur, moi ? De valeurs, de produits,
d'idées, de système, de morale ? C'est une entreprise
vouée à l'échec : la concurrence sur le
marché des religions est ici trop déloyale.' Christophe
réfléchissait. 'Dieu a réellement parlé
en Jésus et […] ce message doit être entendu par tous.
Mais 'réellement' ne veut pas dire nécessairement
'seulement'. Les chrétiens peuvent donc être
attachés totalement au Christ Jésus et en même
temps pleinement ouverts au message possible de Dieu dans les autres
religions. Ou ne le peuvent-ils pas ?"
John Kiser conclut : " Les musulmans étaient-ils
capables d'aller aussi loin dans l'ouverture que Christophe appelait
de ses vœux pour ses propres coreligionnaires ? La question divisait
les musulmans autant que les chrétiens. " Les moines de
Tibhirine n'ont pas fini de déranger tous les conformismes et
tous les rapports de force. Leur lumière sera difficile
à étouffer.
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[1] Canal Algérie, 27 décembre 2002.
[2] Voir http://perso.wanadoo.fr//frat.st.paul/TibhirineArmandVeilleux.htm .
[3] L’exemption de juridiction épiscopale permit à
l’Ordre de Cîteaux d’échapper, dès sa naissance
au XIIe siècle, à l’autorité des
évêques, jugés décadents. Aujourd’hui
encore, les abbés et leurs communautés ne
dépendent pas des autorités ecclésiastiques du
diocèse mais de l’abbé général,
élu par le chapitre général des abbés, et
des abbés de leur maison-mère (appelés « Pères immédiats »).
Réaction de Dom Armand Veilleux, abbé du
monastère cistercien de Scourmont, (27 juin 2006) et
commentaires entre parenthèses d'Henry Quinson
J’ai déjà écrit ailleurs ce que je
pensais des qualités et des limites de l’excellent livre de
John Kiser sur Tibhirine. (...) Selon Kiser, Dom Bernardo aurait fait
le choix audacieux de demander à Père Christian de
donner la conférence « principale » (the main
address) du Chapitre Général. Il y a déjà
là une erreur (cette inexactitude a été
corrigée dans la version française, que Dom Armand n'a
visiblement toujours pas lue, p. 198 : "l'un des principaux
exposés"). En réalité l’Abbé
Général, en concertation avec son conseil, avait
demandé à plusieurs personnes de traiter le
thème du Chapitre. Ce furent, dans l’ordre où ces
conférences furent présentées, tout au long du
Chapitre, Mère Anne-Marie d’Altbronn, en Alsace, Mère
Christiana de Nishinomiya, au Japon, Mère Jean-Marie de
l’Assomption, au Canada, Mère Emmanuel de La
Clarté-Dieu, au Congo/Zaïre, Dom Plácido d’Osera,
en Espagne, Dom Paul de Latroun, en Israël, Dom Christian de
l’Atlas, en Algérie, Père Sylvain d’Oka, au Canada, et
Sœur Marie-Pascale de Chambarand, en France. Toutes ces
conférences furent publiées, comme celles de
l’Abbé Général, dans un fascicule accompagnant
le compte-rendu du Chapitre Général sous le titre Ne
rien préférer à l’amour du Christ. Toutes
peuvent encore se lire sur Internet. Je ne crois pas qu’aucune ne fut
publiée dans les Collectanea Cisterciensia. Impliquer quoi que
ce soit du fait que celle de Christian n’aurait pas été
publiée dans les Collectanea (qui ne sont d’ailleurs pas une
publication « officielle » de l’Ordre) est de la pure
imagination (il reste qu'aucun livre sur Tibhirine ne consacre un
chapitre entier à cette réunion cistercienne et que
John Kiser a interrogé l'abbé général,
Dom Bernardo Olivera, et plusieurs autres abbés à ce
sujet, comme Dom Etienne Baudry et Dom François de Salles,
permettant de sonder les réactions du moment, qui
étaient bien, selon eux, mitigées).
De même, impliquer que la conférence de
Christian n’aurait pas été bien reçue par un
certain nombre des Capitulants n’a aucun fondement dans la
réalité. Elle fut bien reçue de tous et de
toutes ; mais ce fut une communication d’une vingtaine de minutes,
entre de très nombreuses autres communications, tout au long
d’un chapitre qui dura près d’un mois. Ici Kiser a fait une
confusion entre cette conférence de Christian et un autre
événement du Chapitre, où Christian intervint (en réalité, John Kiser parle des réactions
des abbés "quand s'acheva le chapitre", p. 203, cite
également l'homélie de Christian pour la fête de
la Croix glorieuse, p. 203-204, et conclut que ce qui avait
été "de trop" était "aussi" la critique de
Christian "contre la motion de synthèse finale", p. 205).
Il s’agit de ceci : Le Chapitre Général avait
élu dès le début une petite commission ayant
comme mandat de faire une synthèse des « rapports de
maisons ». Lorsque cette commission présenta sa «
synthèse », celle-ci fut soumise à l’étude
de toutes les commissions mixtes du Chapitre. Dans l’ensemble, les
commissions trouvèrent que la synthèse était un
reflet fidèle de ce qui avait été dit dans les
rapports de chacune des maisons de l’Ordre, tout en désirant
pour la plupart que soient ajoutés des éléments
provenant des échanges en séance
plénière. Une commission, la 13ème, dans
laquelle se trouvait Père Christian de Chergé, se
montra par ailleurs très négative face à cette
synthèse demandant qu’elle ne soit considérée
que comme un document « martyr » et n’apparaisse même
pas dans le compte rendu du Chapitre. Oubliant manifestement que le
mandat de la petite commission était explicitement de faire
une synthèse de ce qu’on trouvait dans les rapports de maison
et non pas de rédiger une « vision de l’Ordre », la
commission de Christian trouvait que cette synthèse ne tenait
pas suffisamment compte de la vie des jeunes communautés.
Père Christian avait été particulièrement
offusqué par une phrase de la synthèse qui, mentionnant
le petit nombre de vocations dans plusieurs communautés du
vieux continent, disait que le grand nombre de vocations dans
certains monastères des jeunes Églises constituait un
autre problème, vu la difficulté de trouver les
formateurs nécessaires à les bien former. Il trouvait
invraisemblable qu’on considère le grand nombre de vocations
comme un « problème ». Mais, dans l’ensemble on
comprit très bien ce que les auteurs de la synthèse
voulaient dire et personne d’autre n’y vit une insulte. Il faut dire
qu’à cette occasion Christian se manifesta
particulièrement casse-pieds – ce dont il s’excusa par la
suite – mais il serait ridicule de faire de ce petit incident un
moment important du Chapitre Général.
Quinson (...) dit, un peu plus loin : « Partisan d’une
inculturation de la vie monastique, perçue comme
dérangeante par les grands monastères européens
vieillissants, Christian de Chergé choqua également ses
pairs en ouvrant des perspectives interreligieuses jugées
excessivement téméraires.» En
réalité, au moment où Christian devint prieur de
Tibhirine, l’Ordre Cistercien était fortement impliqué
dans le dialogue interreligieux, au sein du DIM (Dialogue
Interreligieux Monastique), mis sur pied avec la
Confédération Bénédictine à la
demande du Saint Siège. Il est vrai que ce dialogue
s’était surtout orienté vers la rencontre avec les
grandes traditions d’Orient (hindouisme et bouddhisme), mais il
portait aussi un intérêt à l’Islam et
précisément à la suite du Chapitre de Poyo, le
DIM invita Christian à participer à sa réunion
de 1994 à Montserrat (Christian de Chergé
était surtout partisan d'une vie partagée en pays
musulman et l'Ordre cistercien n'a jamais fondé, depuis le
chapitre de Poyo, d'autres prieurés en "terre d'islam" ; au
contraire, il a mis un terme à la "cellule d'Aiguebelle" qui
devait retourner à Tibhirine et deux frères,
Jean-Michel et Ventura ont quitté l'Ordre pour pouvoir rester
en Algérie, avec la Fraternité Saint Paul et les Petits
frères de Jésus). Si, à cette époque,
il y avait certaines réticences à l’égard des
avancées de Tibhirine dans le domaine du dialogue avec les
Musulmans, il aurait probablement fallu les chercher dans le
diocèse d’Alger ou au PISAI (ce qui est très bien
suggéré dans le livre de John Kiser p. 111-112) plutôt que dans l’Ordre cistercien. Je ne crois pas que ce soit
à des membres de l’Ordre cistercien que pensait Christian
lorsqu’il écrivait dans son Testament : "Ma mort,
évidemment, paraîtra donner raison à ceux qui
m'ont rapidement traité de naïf, ou d'idéaliste."
(Nous remercions Dom Armand Veilleux pour ces
précisions et regrettons qu'il ne les ait pas
communiquées au traducteur avant la sortie du livre en
français alors qu'une première version du manuscrit lui
avait été envoyé en temps utile. Nous rappelons
que l'Ordre cistercien de la stricte observance, après avoir
cédé au diocèse d'Alger le monastère de
Tibhirine en 2001, ne possède plus qu'un seul prieuré
en "terre d'islam", au Maroc, où vivent quatre frères,
dont les deux rescapés de 1996, Jean-Pierre et
Amédée. cf. http://blaurent.club.fr/pages/souspage.htm.
Le lecteur jugera par lui-même si cette présence en
recul reflète une "bonne réception" du message et du
témoignage de Chritian de Chergé et de ses
frères assassinés au sein de l'Ordre auquel ils
appartenaient. Par ailleurs, Christian de Chergé, à la
rencontre du DIM de 1995 - et non 1994 - auquel Armand Veilleux fait
allusion, fit précisément ce constat
sévère : "Il y a, de fait, comme un
désengagement monastique dans le dialogue interreligieux en
direction de l'islam", L'invincible espérance, p. 205, Bayard
/ Centurion, 1997.)
Réaction de François Gèze,
directeur des éditions La Découverte (Algeria-Watch, 4
juillet 2006) et réponse entre parenthèse d'Henry
Quinson
Le dixième anniversaire de l'enlèvement et de
l'assassinat des sept moines de Tibhirine (...) a donné lieu
à de nombreux hommages et commémorations, dont celui,
très émouvant, se plaçant sur un plan «
exclusivement spirituel, fraternel et chaleureux »,
publié le 16 juin 2006 par le site Oumma.com, sous le titre
« Moines de Tibhirine ; un dixième anniversaire bien
discret » . C'est à la réaction à ce texte
bienvenu, publiée le 21 juin 2006 sur Oumma (« Tibhirine,
une lumière étouffée ? » ), de Henry
Quinson – traducteur du livre de John Kiser, Passion pour
l'Algérie, les moines de Tibhirine , Nouvelle Cité,
mars 2006 – que je voudrais à mon tour réagir.
L'intervention de M. Quinson présente des aspects
intéressants (...). Mais un point me semble poser
problème, c'est l'évocation par M. Quinson du
rôle des services secrets algériens (DRS, ex-SM) dans
l'enlèvement et l'assassinat des moines : sur ce point, ce
texte reste à tout le moins, c'est le moins qu'on puisse dire,
au milieu du gué (comme au demeurant le livre de John Kiser,
fort intéressant par ailleurs).
En effet, les informations dont nous disposons à ce
jour attestent de façon indiscutable que Djamel Zitouni,
l'« émir national » du GIA (depuis octobre 1994) qui
a revendiqué l'enlèvement et l'assassinat des moines de
Tibhirine en 1996, était un agent du DRS. Et que ce sont les
responsables de ces services, au cœur du pouvoir algérien
depuis 1962 et qui le contrôlent à peu près
totalement depuis quinze ans, qui ont organisé et
géré l'enlèvement (et très probablement
l'assassinat) : en l'occurrence le général Smaïn
Lamari (chef de la Direction du contre-espionnage et numéro
deux du DRS derrière le général Toufik
Médiène, depuis septembre 1990 jusqu'à ce jour)
et le colonel M'Henna Djebbar (chef du CTRI de Blida, antenne du DRS
dans l'Algérois, de 1990 à 2001).
On se reportera sur ce sujet au rapport très complet
de Salima Mellah, « Le mouvement islamiste entre autonomie et
manipulation » (rédigé en mai 2004 pour la session
du Tribunal permanent des peuples qui s'est tenue à Paris en
novembre 2004, sur les violations des droits de l'homme en
Algérie). Il montre à quel point, en 1996 (et bien
avant déjà), le GIA n'avait pas le moindre rapport avec
une « conception dévoyée de l'islam », mais
relevait essentiellement de la fabrication sophistiquée par le
DRS d'un pseudo « islam radical », visant avant tout
à écraser par la terreur le peuple algérien.
Piège dans lequel sont d'ailleurs tombés nombre
d'islamistes algériens trop naïfs :
révoltés par le « système », ils ont
rallié, de 1992 à 1995, le GIA-DRS sans se rendre
compte qu'il était avant tout une organisation de «
contre-insurrection » construite par le DRS, sur le
modèle de la « Force K » et des faux « maquis
FLN » fabriqués par les services secrets français
lors de la guerre d'indépendance algérienne.
Bien sûr, en janvier 1994, quand le Frère
Christian de Chergé a rédigé son «
testament » bouleversant (cité par Oumma.com dans son
article du 16 juin dernier), il ne pouvait savoir que les crimes
atroces du GIA « commis au nom de l'islam », qu'il
cherchait à comprendre (« toi aussi, l'ami de la
dernière minute, qui n'aura pas su ce que tu faisais »),
étaient en réalité le fruit d'une manipulation
des chefs du DRS. Ce testament a été écrit en
effet peu après le terrible assassinat, attribué
officiellement au GIA, le 14 décembre 1993, de quatorze
techniciens croates du chantier de Tamesguida, à quelques
kilomètres du monastère, des hommes auxquels les moines
de Tibhirine étaient très liés : ils ont
été enlevés et égorgés
méthodiquement par un commando de cinquante hommes
armés et cagoulés, les assassins ayant
séparé soigneusement les musulmans des
chrétiens, épargnant les premiers et tuant les seconds
« au nom de l'Islam ».
Or, la légitimation de ce type de pratique criminelle
est totalement étrangère aux traditions des religieux
algériens (en dehors peut-être de quelques très
hypothétiques extrémistes égarés). On
sait aujourd'hui que ce massacre, comme tant d'autres
revendiqués par le GIA, correspond en fait à une
matrice « made in DRS » : des « émirs »
qui sont en réalité des officiers du DRS
(s'étant fait passer pour des déserteurs) ou des
islamistes retournés et « tenus » par le DRS,
encadrant des jeunes incultes, à qui ils ordonnent
d'éliminer – le plus souvent sous l'emprise de la drogue – de
façon barbare les « cibles » choisies par les chefs
du DRS (depuis les intellectuels anti-islamistes jusqu'aux habitants
des zones ayant voté FIS, en passant par des étrangers
ou des religieux chrétiens).
Autant la posture « compréhensive » de
Christian de Chergé, quand il rédigeait son «
testament » en 1994, nous apparaît à juste titre
admirable (il ignorait évidemment tout cela), autant
aujourd'hui, il n'est plus possible de n'évoquer le rôle
du DRS dans l'enlèvement des moines qu'avec des conditionnels
prudents et des questions, comme le fait dans son texte Henry Quinson
(« Quand saurons-nous toute la vérité sur les
commanditaires du crime et leurs alliés ? La mort des moines
est-elle une bavure de la SM que l'on a ensuite
déguisée en assassinat ? ») et plus encore le
livre de John Kiser dont il est le traducteur. Cela laisse
l'impression pénible que la mort des moines ne peut plus
être évoquée que par la dimension spirituelle de
leur engagement en terre d'islam, alors que les conditions de leur
assassinat à l'initiative de militaires criminels se moquant
totalement de la religion, relèveraient d'une tout autre
sphère. Cette séparation me paraît choquante et,
sur le fond, totalement contradictoire avec le témoignage
même des moines.
Il faut dire que, à de très rares exceptions
près (comme le Père Armand Veilleux, partie prenante de
la plainte déposée en France en 2003 par la famille de
l'un des moines assassinés : voir son site personnel ), les
nombreux religieux catholiques qui ont évoqué ces
dernières années le drame de Tibhirine dans des
écrits ou des films, ont, eux, totalement passé sous
silence la responsabilité du pouvoir algérien,
cautionnant ainsi l'idée fausse que les moines ont
été des « victimes de l'islam » (certes
« dévoyé », etc., mais cela ne change rien).
Comme si une consigne de silence, du haut en bas de l'Église
catholique, visait ainsi à « préserver
l'Église d'Algérie », dont on sait que le chef,
Mgr Henri Teissier, a toujours collé très
fidèlement aux thèses du pouvoir algérien, et
s'est bien gardé de dénoncer les crimes atroces commis
par le DRS et les forces spéciales de l'ANP depuis 1992.
À cet égard, le silence encore plus complet
observé par l'Église à propos de l'assassinat de
l'évêque d'Oran, Mgr Pierre Claverie, le 1 er août
1996, est tout aussi choquant. On sait en effet aujourd'hui que,
selon toute probabilité, Mgr Claverie a été
assassiné à l'initiative des chefs du DRS, parce qu'il
connaissait le rôle joué par ces derniers dans le drame
de Tibhirine et qu'il était donc « dangereux » de le
laisser en vie (1).
Tout cela pour dire que les questions religieuses ne peuvent
être considérées et analysées
indépendamment du contexte politique et social dans lequel
elles sont toujours inscrites. Et que, s'agissant plus
particulièrement du dialogue islamo-chrétien en
Algérie, limiter sa compréhension à ses seules
dimensions – certes importantes – spirituelles et
théologiques, revient à ignorer le rôle pourtant
essentiel de l'instrumentalisation très politique de la
religion par les pouvoirs, quels qu'ils soient (celle de l'islam par
les colons français hier et par les généraux
algériens aujourd'hui, celle du catholicisme par le Vatican).
Position qui me semble à l'exact opposé de l'engagement
des moines de Tibhirine.
1- Voir Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire ,
Françalgérie, crimes et mensonges d'États , La
Découverte, Paris, 2004, p. 489-490.
(Nous saluons les efforts de M. Guèze visant
à plus de vérité et de justice en
Algérie. Cependant, les conclusions de M. Gèze reposent
entièrement sur cette affirmation : "les informations dont
nous disposons à ce jour attestent de façon
indiscutable que Djamel Zitouni (...) était un agent du DRS."
Il reste à la justice de confirmer la véracité
de cette affirmation et les questions se transformeront
aussitôt en condamnations. Dénoncer la nature du
régime algérien, son bilan, ses silences et
l'opacité entretenue n'est pas "se tenir au milieu du
gué". Le livre de John Kiser est, de tous les ouvrages parus
sur les moines de Tibhirine, celui qui consacre le plus de pages
à l'histoire politique, économique et sociale de
l'Algérie, refusant de s'en tenir à une analyse
spirituelle éthérée. La conclusion pertinente de
M. Guèze vise donc d'autres ouvrages et il faudrait en
préciser les auteurs. Par ailleurs, s'il y a
"instrumentalisation politique de la religion", il paraît
toutefois peu crédible d'expliquer que l'islam politique
radical, de Téhéran à Kaboul, en passant par Le
Caire et Alger, soit simplement la créature-épouvantail
de pouvoirs étatiques contestés : la manipulation ne
peut s'appuyer que sur un phénomène
pré-existant, dont les causes premières et secondes
sont généralement multiples et complexes. C'est tout le
mérite du livre de John Kiser que de refuser les thèses
trop exclusives, quelles qu'elles soient.)
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