par Henry Quinson[1]
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Dix ans après le drame, alors que la cause en
béatification des moines de Tibhirine suit son cours, certains
se demandent si ces frères trappistes enlevés et
tués au printemps 1996 sont bien des martyrs de la foi. John
Kiser, dans son livre, enfin traduit en français et
publié cette année par les éditions Nouvelle
Cité[2], note que « l’adjectif ‘martyr’
était utilisé à tort et à travers par
certaines personnes en France. Christian n’aimait pas cette
expression. Elle sous-entendait l’existence d’une croisade sectaire
qui ne rendait pas compte de la nature profonde de la violence en
Algérie, et du sens de la mission de l’Eglise là-bas,
que Mgr Duval avait définie comme ‘présence,
prière et partage’. Partager les souffrances du peuple
algérien était le signe le plus convaincant de l’amour
de l’Eglise. »
Martyrs de la foi ou martyrs de l’amour ?
En fait, Christian de Chergé utilisait le mot « martyre » mais il précisait toujours : « martyre de l’amour ». Cette précision permettait
d’opposer le traditionnel « martyre de la foi » au
« martyre de la charité ». Selon John Kiser,
la distinction s’applique au prieur de Tibhirine lui-même et
à ses frères : « Ces trappistes
n’étaient pas des martyrs de la foi. Ils n’étaient pas
morts parce que certains détestaient les ‘chrétiens’.
Ils étaient morts parce qu’ils avaient refusé de
quitter leurs amis musulmans, ces voisins également
menacés, qui comptaient sur eux. »
Que penser alors de l’opinion émise par l’abbé
général de l’Ordre cistercien, Dom Bernardo Olivera,
qui, lui, reconnaît que « les communiqués 43 et
44 (18 avril et 22 mai 1996) du GIA ont bien montré que nos
sept frères ont été condamnés et
exécutés parce qu’ils étaient moines et
chrétiens. »[3] ? Il s’agirait alors d’un
meurtre lié à une profession de foi chrétienne.
Mais John Kiser mentionne une homélie de Christian de
Chergé, qui, deux ans avant sa mort, notait, en s’appuyant sur
l’exemple du Père Maximilien Kolbe[4], que « d’expérience, […] nous savons que ce martyre de la
charité n’est pas l’exclusivité des chrétiens. » Pour Christian de Chergé, « l’expérience » remontait à ses
années d’officier en Algérie quand un père de
famille musulman avait « protégé sa vie en
exposant la sienne. »[5] Ce qui avait du prix
à ses yeux, c’était de vivre cet unique commandement de
l’amour du prochain, quelque soit l’orthodoxie proclamée.
Il n’en demeure pas moins que le choix communautaire de rester en
Algérie par solidarité avec leurs voisins – faisant des
moines des « martyrs de l’amour » – n’efface pas la
réalité de la sentence explicite du GIA, qui les a
aussi rendu « martyrs de la foi ». Les frères
de Tibhirine ne sont-ils donc pas à la fois l’un et
l’autre ? Il est vrai que certains contestent l'authenticité
des communiqués du GIA : les terroristes n'auraient pas commis
ce meurtre ; au minimum, ils auraient été
manipulés par les services de sécurité
algériens, désireux de discréditer le GIA et
tout le mouvement islamiste par un assassinat particulièrement
odieux et médiatisé en Occident. John Kiser explore
toutes les hypothèses dans son livre, mais ne parvient pas
à trancher la question, faute de preuve irréfutable.
Quoiqu'il en soit, l'identité chrétienne des moines
était, dans tous les cas de figure, essentielle pour
influencer l'opinion algérienne et internationale. Ils ont
donc bien été assassinés parce qu’ils
étaient « moines et chrétiens. » En
l’espèce, le martyre de l’amour ne semble pas exclure le
martyre de la foi.
Non-violence et martyre de l’espérance
Martyrs de la foi et martyrs de l’amour, les moines de Tibhirine
ont également été martyrs de l’espérance.
Frère Michel observait, dans une carte du mois d’août
1994 : « ‘Martyr’ c’est un mot tellement ambigu ici… S’il
nous arrive quelque chose – je ne le souhaite pas – nous voulons le
vivre ici en solidarité avec tous ces Algériens (et
Algériennes) qui ont déjà payé de leur
vie, seulement solidaires de tous ces inconnus, innocents… »[6] Les moines de Tibhirine espéraient donc
éviter cet assassinat : « S’il nous arrive quelque
chose – je ne le souhaite pas. » Non par peur de la mort,
mais par crainte pour l’image des Algériens eux-mêmes.
Ainsi, Christian de Chergé écrit-il dans son « testament » : « Je ne vois pas, en effet, comment je
pourrais me réjouir que ce peuple que j’aime soit
indistinctement accusé de mon meurtre. C’est trop cher
payé ce qu’on appellera, peut-être, la ‘grâce du
martyre’ que de la devoir à un Algérien, quel qu’il
soit, surtout s’il dit agir en fidélité à ce
qu’il croit être l’islam. »
Si les moines de Tibhirine sont restés en Algérie,
malgré les risques encourus, c’était par amour de leurs
voisins et par foi dans le Christ de Pâques. C’est ce
qu’écrivait Frère Paul en janvier 1995, alors que
l’Eglise d’Algérie payait sa fidélité au prix du
sang : « Nos huit martyrs de l’année 1994 n’ont pas
été victimes du hasard ou d’un accident de parcours,
mais d’une nécessaire purification. Il me semble juste de les
appeler martyrs parce qu’ils ont été des témoins
authentiques de l’Evangile dans l’amour et le service gratuit des
plus pauvres ; ce qui ne peut que faire question et être une
contestation radicale de tous les totalitarismes et donc
intolérable aux yeux de certains. »[7] Au-delà de la foi et de l’amour, il y avait donc
l’espérance : espérance que la non-violence finirait un
jour par désarmer les éradicateurs des deux bords, car
elle était « contestation radicale de tous les
totalitarismes. » Comme le note Jean-Marie Muller, « leur non-violence s’enracine dans leur foi chrétienne,
mais, en définitive, c’est bien leur non-violence qui ouvre
à la compréhension du sens de leur ‘martyre’. En ce
sens, ils sont morts en ‘martyrs’ de la non-violence, et non pas en
‘martyrs’ de la foi. »[8]
Ici encore, pourquoi opposer foi et non-violence, foi et
espérance ? En réalité, les moines de Tibhirine
ont vécu, ensemble, les trois vertus théologales de
foi, d’espérance et de charité. C’est la foi en
Jésus Christ qui les a conduit à vivre en moines en
"terre d’islam", c’est la charité qui les a poussé
à demeurer solidaires jusqu’au bout de
l’insécurité vécue par leurs voisins musulmans,
et c’est l’espérance qui leur a permis de donner sens au
risque qu’ils prenaient : espérance en un désarmement
des deux camps qui aurait évité une mort infamante
ternissant encore davantage l’image de l’Algérie et / ou de l’islam
dans le monde, et, à défaut, espérance que leur
assassinat contribuerait à mettre un terme à la spirale
de la violence.
Le martyre du peuple algérien
Depuis le meurtre des moines de Tibhirine et de
l’évêque d’Oran, Pierre Claverie, aucun religieux
chrétien n’a été assassiné en
Algérie. Ceci est heureux et l’offrande de ces vies
désarmées n’y est certainement pas pour rien. Mais
là n’est pas l’essentiel, car la communauté de
Tibhirine ne vivait pas pour elle-même mais pour Dieu et pour
ses voisins algériens. L’ouvrage de John Kiser a le
mérite de raconter aussi et d’abord l’histoire de ce « peuple assassiné », selon la formule de
Frère Christophe. Feu Dom Jean de La Croix, ancien abbé
de Notre-Dame d’Aiguebelle, le rappelait fort justement dans
l’excellent documentaire de Silvère Lang sur Frère
Luc[9] : « Christian de Chergé nous avait
dit : ‘Si, un jour, il nous arrivait quelque chose, dites-vous bien :
ce n’est pas nous les martyrs, c’est ce peuple qu’on martyrise ! » Les paroles de Christian de Chergé nous rappellent fort
opportunément que la foi dans le Christ des évangiles
invite à ne faire aucune différence entre les hommes et
à vivre avec eux le don de soi pour un plus grand amour,
vraiment universel. Nous ne pourrons pleinement nous réjouir
de la beauté de Tibhirine que lorsque la paix de ce village
aura gagné toute l’Algérie et le monde, à
commencer par nous-même.
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[1] Henry Quinson est le traducteur du livre de John W. Kiser, Les moines de Tibhirine, Passion pour l’Algérie,
Nouvelle Cité, mars 2006. Il a connu quatre des sept moines
assassinés et a publié plusieurs articles sur les
moines de Tibhirine.
[2] John W. Kiser, Les moines de Tibhirine, Passion pour
l’Algérie, Nouvelle Cité, mars 2006. Ce livre a
été publié aux Etats-Unis en 2003 et traduit
aussitôt en allemand.
[3] Dom Bernardo Olivera, Jusqu’où suivre ? Les martyrs
de l’Atlas, Cerf, 1997, p. 116.
[4] Cf. Christian de Chergé, L’invincible
espérance, Bayard / Centurion, 1997, p. 226-227 : «
Il aura fallu attendre le XXe siècle finissant pour voir
l’Eglise reconnaître le titre de martyre à un
témoignage moins de foi que de charité suprême :
Maximilien Kolbe, martyr de la charité. »
[5] Christian de Chergé, L’invincible
espérance, Bayard / Centurion, 1997, p. 230.
[6] Carte de F. Michel citée in extenso par Dom Etienne
Baudry dans son article Itinéraire spirituel du
Frère Michel Fleury, moine de Tibhirine, Pentecôte 1993
- 21 Mai 1996, Collectanea Cisterciensia n° 63, 2001. Par
divers recoupements, l’auteur date cette carte du mois d’août
1994 alors que la plupart des auteurs la font remonter, à
tort, au mois de mai.
[7] La lettre de Frère Paul à Dom Jean-Marc
Thévenet, datée du 11 janvier 1995, est publiée
in extenso dans Sept vies pour Dieu et l’Algérie,
Bayard éditions / Centurion, 1996.
[8] Jean-Marie Muller, Les moines de Tibhirine,
‘témoins’ de la non-violence, Témoignage
chrétien, 1999, p. 87.
[9] Frère Luc, moine de Tibhirine, Jusqu’au bout de
l’espérance, un film de Silvère Lang, ame, 2003.
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