par Henry Quinson[1]
Publié par le site monastic-euro.org,
printemps 2006.
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Un nouveau livre sur Tibhirine
Pour le dixième anniversaire de la mort des moines de
Tibhirine, les éditions Nouvelle Cité publie en France
– au mois de mars – la traduction très attendue du livre de
John W. Kiser, The Monks of Tibhirine, Faith, Love and Terror in
Algeria[2]. A sa sortie aux Etats-Unis, en janvier
2003, cet ouvrage fut unanimement salué par la presse
américaine, les milieux universitaires et l’Eglise
outre-Atlantique. Selon Dom Armand Veilleux, « de tous les
livres publié sur Tibhirine, toutes langues confondues, celui
de John Kiser est l’un des meilleurs » (Spiritus).
Dans La semaine religieuse d’Alger, Gilles Nicolas,
curé de Médéa, renchérit : « Ce
livre […] est le premier de cette importance écrit en langue
anglaise, et il pourrait bien être – toutes langues confondues
– le meilleur. J’ai été frappé par la justesse
du portrait de chacun des sept moines, par la description du contexte
local et national des événements, par la
compréhension spirituelle de la vocation cistercienne et de la
vocation de notre Eglise d’Algérie. »
Quelle fut la vocation spécifique de Tibhirine ?
Cistercienne ? Algérienne ? Ces quelques réflexions
tirées de l’enquête de John Kiser voudraient montrer
qu’elle fut d’abord une vie monastique vécue dans l’esprit de
Vatican II, et que cette forme de vie demeure l’une des
modalités les plus fructueuses pour une présence
d’Eglise en milieu musulman. Plus intéressant encore, elle est
sans doute l’une des meilleures réponses à la
désespérance des cités
déshéritées de la France
d’aujourd’hui[3].
Tibhirine : réalité d’un aggiornamento de la
vie monastique
Christian de Chergé pensait que la voie la plus sûre
du dialogue interreligieux consistait à vivre une
communauté de destin avec des voisins « différents », dans un esprit de fraternité
qui abattrait progressivement les murs de la peur et de l’ignorance.
Il a ainsi contribué à renouveler le fonctionnement de
la vie monastique. Ses options semblent naître d’une relecture
novatrice de l’histoire de la vie cénobitique,
prophétiquement proclamée au chapitre
général de Poyo, en Espagne, en septembre 1993, comme
l’a noté John Kiser, seul auteur à consacrer tout un
chapitre à cet épisode ecclésial majeur.
La forma vitae de la vie monastique a connu bien des
vicissitudes depuis la rédaction de la Règle de saint
Benoît. Aussi, pour revenir à l’essence même du
monachisme cénobitique, Christian de Chergé fit un
sérieux travail de discernement. Il était conscient des
déplacements importants dans le positionnement
ecclésial et social de la vie monastique au cours des
siècles :
« Il n’est plus possible d’installer quelque part un
monastère tout construit d’avance, car, plus que toute autre,
la vie contemplative se découvre dépendante des
conditions ‘humaines’ de vie d’un pays, de sa culture, de son
histoire, de ses habitudes, de sa tradition religieuse. » (discours de Poyo)
Certes, il est un trait demeuré intangible : le
célibat. Mais ce charisme, attesté dès les
origines de l’Eglise, fut vécu différemment dans ses
perspectives théologiques selon les contextes historiques. Ce
travail de discernement par rapport aux formes du passé pour
privilégier l’essentiel dans un contexte nouveau explique le
propos de l’un des frères de Christian, recueilli par John
Kiser :
« Il n’y a pas l’ombre d’un doute que son choix d’un Ordre
monastique a été totalement déterminé par
son désir de retourner en Algérie. Si les trappistes
n’avaient pas eu de monastère là-bas, il aurait rejoint
une autre famille religieuse.»
Il est frappant de constater qu’au IVe siècle,
les Pères du Désert quittèrent la
chrétienté établie à partir de la
conversion de l’empereur Constantin pour manifester l’absolu du
désir de Dieu, nouveau martyre/témoignage – le « martyre blanc » – dans une société
chrétienne dont l’ardeur à se convertir
tiédissait. Là commença la fonction critique du
monachisme au sein même de l’Eglise, traduite de manière
hyperbolique par la méfiance souvent déclarée
à l’égard des évêques. Comme les
Pères du Désert, Christian de Chergé fut
attiré par un lieu : l’Algérie. Ce nouveau
désert était porteur d’un message : contestation de
l’ordre établi dominé par les nations riches comme la
France, et annonce d’une amitié préférentielle
pour les pauvres au-delà des frontières visibles de
l’Eglise. John Kiser a bien perçu ce signe prophétique
dans son chapitre consacré à la réunion des
abbés et abbesses de l’Ordre à Poyo :
Finalement, pour ceux qui étaient présents
à Poyo, ce qui avait été de « trop »
était sans doute, aussi, le « petit djihad » qui
avait eu lieu contre la motion de synthèse finale. Christian
avait en effet été de ceux qui, supérieurs des
monastères de création récente dans les «
jeunes Eglises », considéraient que les conclusions de la
conférence négligeaient les réalités des
pays en développement et mettait trop l’accent sur les
préoccupations des grandes abbayes européennes.
L’insistance sur le vieillissement des communautés paraissait
risible à côté des guerres, du terrorisme et de
la famine qui sévissaient dans les régions où
ils vivaient. Ces supérieurs minoritaires
rédigèrent une motion assez critique, de deux pages,
mettant d’autres enjeux au premier plan.
La vaste culture de Christian de Chergé l’aida sans doute
à accueillir le témoignage des moines missionnaires qui
succédèrent aux Pères du Désert. De saint
Martin à saint Patrick, en passant par saint Colomban et saint
Boniface – pour ne citer que ceux-là ! – nombreux sont les
moines qui évangélisèrent l’Europe.
S’agissait-il d’une déviation condamnable par rapport aux
origines ? Certes, tout ne fut pas parfait en ces époques
rudes, mais rien ne justifie de considérer cette longue phase
de l’histoire monastique comme une parenthèse honteuse. Au
contraire, ce retour à un célibat et une vie
communautaire qui va vers l’étranger pour annoncer la Bonne
nouvelle par le témoignage de vie est autant
évangélique que d’actualité dans un univers en
pleine mondialisation.
Au total, si l’on relit l’histoire des célibataires dans
l’Eglise, sans omettre aucun de ses épisodes, l’idée
d’avoir des moines vivant parmi une population pauvre et
étrangère à l’Eglise ne paraît pas
saugrenue. Elle n’est qu’un retour aux sources et à la
tradition, vécue désormais dans le cadre d’une
théologie conciliaire qui demande à tous les
baptisés de s’ouvrir au monde par le dialogue, l’entraide et
le partage.
Ce qui compte alors, c’est d’abord l’authenticité de la
prière, la qualité de la vie fraternelle et le choix du
lieu de vie pour permettre un accueil et une fraternité de
voisinage, riche de sens, posant les vrais questions qui,
elles-mêmes, appellent la vraie réponse : l’annonce du
Royaume qui vient en Jésus Christ. C’était bien
là le projet de Christian de Chergé à Tibhirine.
Le mérite de John Kiser est de mettre en relief ce
désir d’une simplification de la vie monastique, d’un retour
à l’essentiel, véritable conversion du moine à
l’Evangile. Ainsi, pour le prieur de Notre-Dame de l’Atlas, ce qui
prime, ce n’est pas de se réclamer de saint Bernard, ni
même d’invoquer à tout propos la Règle de saint
Benoît ; le plus important, c’est de comprendre et de vivre
l’appel à la vie monastique comme une vocation baptismale :
« Au cas où vous souhaiteriez m’identifier plus
précisément malgré tout, interrogez donc notre
voisin. Pour lui, qui suis-je ? Cistercien ? Connaît pas !
Trappiste ? Encore moins. Moine ? Même le mot arabe qui dit la
chose n’est pas de son répertoire. D’ailleurs, lui ne se
demande pas qui je suis. Il le sait. Je suis un roumi, un
chrétien. Voilà tout. Et il y a dans cette
identification générique quelque chose de sain et
d’exigeant. Une façon comme une autre de rattacher la
profession monastique au baptême. » (discours de Poyo)
Les sept piliers de la vie monastique à Tibhirine
Au total, il semble que l’on puisse discerner, à travers
l’ensemble du livre de John Kiser, un renouveau du charisme
monastique à Tibhirine fondé sur sept piliers.
1. Célibat évangélique
Le premier pilier était le célibat. Les moines de
Tibhirine s’engagèrent tous à suivre Jésus dans
le célibat en acceptant librement et avec joie cet appel
particulier qu’entendent certains baptisés dans l’Eglise
depuis les origines, comme l’attestent plusieurs passages des
évangiles et des lettres de saint Paul, et comme la tradition
monastique n’a cessé d’en témoigner jusqu’à nos
jours. En cela, il n’y a rien de nouveau, et l’on n’observe aucun
écart avec les constitutions cisterciennes. En revanche,
l’esprit de ce célibat respire la liberté, ce qui ne
fut sans doute pas toujours le cas dans les trappes de l’abbé
de Rancé. Le réformateur de la vie cistercienne
aurait-il admis qu’une communauté prêtât l’un de
ses bâtiments à des religieuses – les Petites sœurs de
Jésus – pour leurs retraites estivales, comme le décida
Christian, non sans résistance en communauté ?
Christian […] avait agacé plusieurs de ses frères
trappistes lorsqu’il avait autorisé les Petites sœurs de
Jésus à utiliser les bâtiments inoccupés
de Tibhirine pour leurs retraites estivales.
2. Prière quotidienne
Lectio divina et liturgie des heures rythmaient la
journée des frères de Notre Dame de l’Atlas.
C’était le deuxième pilier. L’étude, la
méditation, l’oraison et la célébration des
mystères de Dieu révélés dans l’histoire
des hommes constituaient la nourriture vitale pour avancer dans le
Chemin de la Vérité et de la Vie, et permettaient, le
cas échéant, de rendre compte de l’espérance qui
habite tout disciple du Christ, en particulier à
l’hôtellerie et la porterie. Là également, la vie
cistercienne était des plus traditionnelle, et les
velléités d’aménagements de Christian
n’étaient pas toujours suivies par sa communauté :
Christian comprenait très bien l’importance
accordée à la violence dans les psaumes. […] La haine
du psalmiste ne faisait qu’exprimer la violence qui l’habitait,
laquelle devait être reconnue pour ce qu’elle était
vraiment : une réalité humaine universelle et
incontournable. Néanmoins, Christian pensait qu’il
n’était pas raisonnable de chanter ces versets
enflammés alors que les actes de brutalité ne cessaient
de se multiplier alentour. Sur cette question, les frères
étaient tous d’accord : Christian n’était pas assez
ferme.
Toutefois, Christian de Chergé arrivait parfois à
ouvrir la communauté à certaines formes d’inculturation
:
Christian avait donc commandé une icône de
Jésus en croix à une ermite ardéchoise, Sœur
Françoise. Cette icône respectait les
sensibilités musulmanes. Le crucifix montrait Jésus
sans couronne d’épines, le corps drapé dans une tunique
de pourpre royale, les clous transformés en points
dorés lumineux, son noble visage regardant droit devant,
affranchi de toute souffrance. Au dessus de la tête du Christ,
était écrit, en arabe : « Il est vraiment
ressuscité. »
3. Logement
Ce qui distinguait radicalement Notre-Dame de l’Atlas des autres
monastères de l’Ordre, c’était son choix du lieu
d’habitation. C’était le troisième pilier du projet
communautaire. A vrai dire, la fondation du monastère et sa
pratique de l’accueil en temps de conflits furent même à
l’origine de la création du village de Tibhirine :
Durant les sept années de guerre [i.e. la guerre
d’Algérie], le monastère de Notre-Dame de l’Atlas avait
été au cœur d’une région rude et jamais
pacifiée, à seulement cent kilomètres au sud
d’Alger. […] Les pieds-noirs étaient jaloux – méfiants
même – des trappistes. Pourquoi leurs récoltes
n’étaient-elles jamais brûlées ? […] Les
bombardements sur les hauteurs obligèrent de nombreuses
familles arabes à descendre dans la vallée. Beaucoup
d’entre elles trouvèrent refuge auprès des moines, dans
leurs bâtiments inutilisés, et les hommes leur
prêtèrent main forte pour travailler autour du
monastère. C’est ainsi que, du feu, naquit le village de
Tibhirine.
Sous le priorat de Christian de Chergé, le projet explicite
de la communauté était de chercher à rejoindre
les croyants de l’islam, tout spécialement leurs voisins
pauvres, les malades – à travers le dispensaire de
Frère Luc, médecin – et les familles
éprouvées. Une attention particulière
était portée au dialogue interreligieux, notamment
à travers le Ribât al-Salâm (Lien de la
Paix), groupe qui rassemblait régulièrement des
chrétiens et des musulmans pour une méditation en
commun. Le maintien d’un monastère cistercien en
Algérie ne pouvait se justifier que par la conversion du
modèle monastique traditionnel à l’esprit de Vatican
II, qui était essentiellement marqué par une «
ouverture au monde » et non une « fuite du monde»:
Dans [l’esprit de Christian de Chergé], Jean de la Croix
représentait le monachisme français traditionnel, un
christianisme de la richesse et du pouvoir, symbolisé par la
mitre et l’anneau, la hiérarchie et un esprit
moyenâgeux. Pourtant, le nouvel abbé apporterait un
soutien sans faille à Christian pendant six ans. Il savait que
cette vocation si forte était exactement ce dont la
communauté de Tibhirine avait besoin pour retrouver le sens de
sa présence en Algérie.
L’ouverture au monde impliquait que les moines devaient se faire
proches de leurs voisins. De ce point de vue, Christian aurait voulu
des bâtiments plus modestes :
Des plans avaient été dessinés pour
aménager une immense chapelle au rez-de-chaussée du
nouveau bâtiment, mais ces projets avaient été
abandonnés depuis longtemps. Le premier étage
était utilisé seulement pour les grandes occasions. De
là, les invités bénéficiaient d’une vue
panoramique sur le Tamesguida – un mot berbère signifiant
« montagne de feu », qui avait abrité, des
siècles durant, bandits et rebelles. Gêné par le
luxe de ce patrimoine immobilier inhabité, et l’impression de
grandeur qu’il dégageait dans un environnement très
pauvre, Christian priait souvent pour que cette construction
disparaisse d’une manière ou d’une autre.
4. Travail
Le quatrième pilier était le travail. Comme le
propose la Règle de saint Benoît, la communauté
de l’Atlas subvenait à ses besoins en travaillant de ses
mains. Le jardin était le lieu privilégié pour
partager la vie des habitants, car certains étaient devenus
des associés dans cette petite entreprise agricole :
Christophe aidait aussi à l’organisation de la liturgie,
mais son activité préférée était
de travailler au jardin, dont il était le responsable en
titre. Ce n’était pas la moindre des charges, car il
s’agissait de la principale source de revenus du monastère.
[…] Mais c’était là surtout qu’il pouvait retourner la
terre et « mouiller sa chemise » avec ses associés
musulmans, tissant ainsi les liens d’amitié qui étaient
l’aboutissement de sa foi. […] Le potager était devenu son
école, sa chapelle et le lieu où il pouvait
découvrir les manières de faire et de penser d’Ali, de
Moussa, de Youssef, de Ben Ali, de Mohammed, de Salim et des
autres.
On voit ici que la clôture était redéfinie
selon des critères plus conciliaires, qui encourageaient le
partage de vie avec les voisins, en particulier les pauvres et ceux
qui ne se disent pas chrétiens.
5. Hospitalité
Le monastère de Tibhirine était tout autant
tourné vers les hommes que vers Dieu, selon le commandement du
Seigneur lui-même. Aussi tous les frères
étaient-ils, à divers titres et selon leurs charismes
propres, engagés dans le ministère de l’accueil pour
écouter, consoler, encourager et accompagner tous ceux qui
venaient frapper à la porte. C’était le
cinquième pilier. Par l’amitié et le dialogue, les
cœurs s’ouvraient à la rencontre de Celui qui les avait
envoyé en ce lieu pauvre et éprouvé :
Avec un nombre limité de retraitants à
l’hôtellerie, la vie sociale s’était maintenant
déplacée vers la porterie, située dans la cour
extérieure, où Jean-Pierre, Amédée et
Célestin se relayaient pour accueillir les voisins qui
venaient leur parler, et étaient devenus leur priorité.
Ils venaient pour toutes sortes de raisons – pour emprunter des
outils, se faire traduire des papiers administratifs, ou demander de
l’argent – mais, avant tout, ils venaient parler de leurs malheurs
à des interlocuteurs patients, compatissants, à
l’écoute et prêts à faire tout ce qui
était en leurs modestes possibilités.
6. Entraide
L’entraide était le sixième pilier. Les moines de
Tibhirine essayaient d’aider les jeunes qui traversaient des
difficultés familiales, les adultes en détresse et en
recherche d’emploi, toute personne en quête de la main
secourable de Dieu. Frère Luc était devenu à la
fois plus qu’un moine cloîtré totalement
séparé du monde et plus qu’un médecin uniquement
pourvoyeur de solutions techniques :
Pour les femmes et les jeunes filles, Luc était devenu
un confident, un saint homme, un guérisseur, et un bon
prétexte pour sortir des limites étouffantes de leurs
gourbis, ces modestes maisons de terre et de bouse avec leurs cours
intérieures entourées de murs. Il portait de vieilles
pantoufles, une taguia fripée qui ressemblait plutôt
à un bonnet de nuit, et une longue tunique usée. Son
apparence modeste et la simplicité de son dispensaire
mettaient les visiteurs à l’aise.
7. Eglise locale
Le septième pilier du projet de Christian de Chergé
rompait avec les logiques de « l’exemption ». En
d’autres temps, le pape avait voulu des monastères
indépendants des évêques pour contrecarrer la
décadence du clergé diocésain. Les temps avaient
changé. La vie monastique devait désormais se penser
comme charisme ecclésial dans un corps organisé en
régions apostoliques et en diocèses. De ce fait, la
communauté de Tibhirine participait, à part
entière, à la vie de l’Eglise locale. Elle en
était même un organe essentiel :
Les moines, se plaisait à dire [le Cardinal Duval],
étaient les « poumons » de l’Eglise en
Algérie. Leur petite communauté dans les montagnes de
l’Atlas alimentait en oxygène spirituel à la fois
chrétiens et musulmans.
Chaque frère, dans la mesure de ses possibilités et
de ses aptitudes, contribuait à faire de l’Eglise un corps
priant, missionnaire de la charité, attentif aux
blessés de la vie et aux plus démunis.
A quoi servait ce monastère ? Jean de la Croix consulta
le clergé et les religieuses du diocèse. Il parvint
à la conclusion que le prieuré était, de fait,
important pour l’Eglise d’Algérie, qui, pour survivre, devait
devenir une Eglise au service de tous. Pour les chrétiens,
c’était une source où ils puisaient de nouvelles
forces. Pour les musulmans, les moines témoignaient de la
réalité de la piété chrétienne.
« Il vaudrait mieux fermer un monastère en France que
fermer Tibhirine », conclut Jean de la Croix.
Actualité de Tibhirine dans la France d’aujourd’hui
La vie monastique de Tibhirine fut profondément
inspirée par les orientations du Concile Vatican II. De ce
fait, elle apparaît tournée vers Dieu, mais aussi vers
le monde non chrétien. En Algérie, la guerre
d’indépendance, l’indépendance elle-même et le
terrorisme des années 1990 aboutirent à l’exode massif
des familles chrétiennes. Hormis les expatriés modestes
– comme les Croates assassinés en 1993 près du
monastère – seuls les célibataires purent affronter
jusqu’au bout le risque de la mort violente. De l’autre
côté de la Méditerranée, les
émeutes urbaines de novembre 2005 ont rappelé que les
familles françaises les plus aisées ont, elles aussi,
déserté les quartiers où règne la
violence : les élites se disent favorables à la « mixité sociale » mais elles ne la pratiquent pas.
La IIIe République rurale est bien morte : le
curé, l’instituteur et le maire n’habitent plus le même
village que les familles de bas revenus. Il y a divorce territorial
(logements sociaux), scolaire (carte scolaire), économique
(chômage, précarité, bas revenus, minima sociaux,
marché noir), religieux (islam) et ethnique (immigration).
Seules quelques communautés de célibataires
chrétiens prennent le risque d’une présence
évangélique dans ces quartiers. Pourquoi ?
Dans Le ghetto français, enquête sur le
séparatisme social en France[4], Eric Maurin
écrit que « le ‘bon citoyen’ qui, relativement
diplômé et correctement rémunéré,
irait s’installer par solidarité dans un quartier
déshérité serait rapidement suspecté
d’être un ‘mauvais parent’ ». Ce diagnostic lucide
explique pourquoi aucune famille privilégiée ne veut
venir habiter les quartiers difficiles de nos pays riches. Or, selon
le même auteur, « le poids des interactions de
voisinage et du contexte immédiat sur les destins sociaux est
considérable. » C’est donc aux célibataires –
qui n’ont pas d’enfants à protéger – de venir habiter
ces nouveaux lieux de pauvreté.
Les moines de Tibhirine ont bien montré, par leur vie de
prière, de présence, d’accueil et de partage parmi
leurs voisins algériens, que nos frères et sœurs
d’Afrique n’ont pas besoin qu’on leur fasse l’aumône tout en
les tenant à l’écart du monde du travail et de nos
institutions politiques. Ils sont nos plus proches « prochains » aujourd’hui. Le Christ, tout Dieu qu’il
était, est venu habiter parmi nous, les hommes. Christian de
Chergé et ses frères nous ont montré qu’il
fallait faire de même[5] en prenant la condition des
habitants des pays et des cités en souffrance. Seul un
monachisme de la fraternité et de la communion peut venir
à bout de la « fracture sociale » et des
déséquilibres Nord-Sud. Même si « les
monastères du bout du monde n’ont pas encore trouvé
leur chronique »[6], il existe, dans les pays en
développement et dans les quartiers pauvres des pays riches,
de plus en plus de petites communautés de prière,
fondées sur les sept piliers décrits ci-dessus, qui
témoignent de l’actualité et de la
fécondité du célibat évangélique
pour le monde d’aujourd’hui. L'un des mérites du livre de John
Kiser est de décrire avec perspicacité les fruits d’une
telle présence.
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[1] Henry Quinson a vécu six ans au monastère
cistercien de Tamié, dont étaient issus deux des sept
martyrs de Tibhirine. Il mène aujourd’hui une vie de
prière, de travail et d’accueil dans un quartier
majoritairement musulman à Marseille. Sa communauté, la
Fraternité Saint Paul, est également présente en
Algérie. Franco-américain, licencié en sciences
économiques de l’Université Panthéon-Sorbonne,
diplômé de l’Institut d’études politiques de
Paris et professeur certifié de lettres et d’anglais, il
enseigne à mi-temps à Marseille et vient de traduire le
livre de John Kiser, Passion pour l’Algérie, les moines de
Tibhirine, Nouvelle Cité, mars 2006.
[2] John Kiser, Passion pour l’Algérie, les moines de
Tibhirine, Nouvelle Cité, mars 2006.
[3] Pour des analyses sur d’autres dimensions du livre de John
Kiser, se reporter aux articles Optimisme naïf ou invincible
espérance ? (Chemins de Dialogue, printemps 2006), L’islam au miroir de Tibhirine (Commentaire, printemps
2006), Tibhirine, une lumière étouffée ? (Oasis, printemps 2006) et Tibhirine, dix ans après
: fécondité et rayonnement (Nouvelle
Cité, mars 2006).
[4] Eric Maurin, Le ghetto français, enquête sur
le séparatisme social, Seuil, 2004.
[5] « Le mystère de l’Incarnation demeure ce que
nous avons à vivre, et c’est là que s’enracinent, me
semble-t-il, le plus profond de nos raisons de rester, d’être
là », observe Christian de Chergé le 8 mars
1996.
[6] Anne Soupa, La nouvelle aventure monastique,
Fêtes et Saisons, n° 550, Cerf, décembre 2000.
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