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Les moines de Tibhirine

John Kiser___-

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Prix des libraires Siloë

La remise du prix mardi 17 octobre 2006 à Paris (Photo : Alain Pinoges / CIRIC)

Compte-rendu de Sylvie Horguelin (ECA) 

Le Prix des libraires Siloë 2006  

Le Prix des libraires Siloë 2006 a été attribué à l'Américain John Kiser pour son ouvrage Passion pour l'Algérie : les moines de Tibhirine, traduit par Henry Quinson et publié en mars 2006 par les éditions Nouvelle Cité.

"L'un des grand mérites de ce livre est de faire revivre par le menu ce que le message de Tibhirine fait d'ouverture et d'écoute, signifiait au quotidien pour les habitants de ce coin perdu d'Algérie" (Le Monde). C'est aussi la preuve que des liens fraternels peuvent se tisser très concrètement entre croyants chrétiens et musulmans. Un message d'espoir, en somme, en ce début du XXIe siècle.

John Kiser est à la fois journaliste d'investigation et historien, grand voyageur et adepte des enquêtes sur le terrain. Ce livre sur les moines de Tibhirine est le fruit de quatre années d'enquêtes, notamment en France et en Algérie.

Henry Quinson, le traducteur, a vécu six ans au monastère cistercien de Tamié, dont étaient issus deux des sept martyrs de Tibhirine. Il vit aujourd'hui dans un quartier majoritairement musulman de Marseille.

Pour la première fois, une traduction

C'est la première fois qu'une traduction est primée par les libraires Siloë.

La remise du Prix des libraires Siloë a eu lieu le mardi 17 octobre 2006 à 11h30 à la Maison Nicolas Barré, 83 rue de Sèvres, Paris 6e en présence des libraires Siloë et d'un nombreux public.

Chaque année, depuis neuf ans, les libraires Siloë choisissent un auteur et un ouvrage de culture religieuse qu'ils souhaitent promouvoir et accompagner.

Ce prix a pour but de mettre en avant un nouveau livre et non pas de reconnaître son succès après plusieurs mois de parution. Les libraires Siloë souhaitent ainsi affirmer leur rôle de conseil et de découvreurs, en sélectionnant parmi des nouveautés, un travail de qualité, qui mérite un appui des libraires, pour le présenter et le proposer à un public le plus large possible.

La sélection est assurée par un jury de 7 libraires à partir des ouvrages qui viennent de paraître. Le premier tour d'horizon est effectué à la mi-septembre, un choix de quelques titres est déterminé une semaine plus tard, pour finir la sélection au premier octobre. Le président du groupement Siloë, qui préside aussi le jury, annonce début octobre le livre retenu et remet le prix lors de l'assemblée générale annuelle du groupement qui a lieu à la fin du mois d'octobre.

Les précédents Prix des libraires Siloë

  • en 1998 : Jean-Michel Maldamé, Un livre inspiré, la Bible, Cerf ;
  • en 1999 : Claude Geffré, Profession théologien, Albin Michel ;
  • en 2000 : Paul Beauchamp, Cinquante portraits bibliques, Seuil ;
  • en 2001 : Michel Rondet, Écouter les mots de Dieu, Bayard ;
  • en 2002 : Maurice Bellet, La longue veille, Desclée de Brouwer ;
  • en 2003 : Lytta Basset, Sainte colère, Bayard & Labor et Fides ;
  • en 2004 : Bernard de Boissière et France-Marie Chauvelot, Maurice Zundel, Presses de la Renaissance ;
  • en 2005 : Jean-Claude Guillebaud, La Force de conviction, Seuil.  

 

Présentation de l'ouvrage par Frère Gérard, de l'Abbaye de Bellefontaine, lors de la remise du prix

Le prix des libraires Siloë pour cette année 2006 est attribué à l'ouvrage de John KISER Passion pour l'Algérie. Les Moines de Tibhirine. L'enquête d'un historien américain, traduit de l'américain par Henry Quinson, édition revue, corrigée et mise à jour, collection Récit, Nouvelle Cité, 2006, 475 p. + photos couleur. Traduction de : The Monks of Tibhirine : Faith, Love and Terror in Algeria, by John W. Kiser, St. Martin's Press, New York, 2002.

1. Objections pour le prix

L'attribution de ce prix à un tel ouvrage peut poser question.

- Pourquoi l'ouvrage d'un américain alors qu'il y a tant d'auteurs français remarquables (jusqu'à présent, les autres prix Siloë ont été tous attribués, sauf erreur, à des auteurs français ou suisse) ?

- De plus, cet ouvrage traite un sujet qui touche éminemment à notre foi chrétienne, mais d'une manière non directement religieuse ; tout y est décrit de façon objective, en prenant de la distance par rapport au récit et surtout par rapport à la foi des principaux acteurs, les sept moines français. Or nous, nous sommes et nous voulons être des libraires religieux.

- Le " fait divers " qui est traité date de 10 ans déjà ; à quoi bon y revenir, alors que l'actualité regorge de questions autrement brûlantes en d'autres pays du monde ou même en France ? L'Algérie est certes proche de la France par l'histoire, mais cela vaut-il encore la peine de se pencher sur ce passé commun, parfois fort douloureux ?

- L'ouvrage se concentre sur un petit groupe de personnes. Ne serait-il pas plus pertinent de mettre en avant, par ce prix Siloë des ouvrages qui traitent des grandes questions qui touchent l'humanité tout entière, ou au moins tout notre pays ? De plus, ces hommes au mode de vie si spécial, toujours mystérieux pour la plupart de nos contemporains, ne ferions-nous pas mieux de les laisser à leur cloître, ce qu'ils souhaitent d'ailleurs ?

2. Malgré ces objections possibles, et sans doute d'autres encore, nous, libraires Siloë, avons voulu mettre en avant cette étude parce nous croyons qu'elle le mérite.

3. Pourquoi ?

a) Tout d'abord, ce fait de Tibhirine demeure très présent dans la mémoire de notre pays ; les lecteurs de ce livre sont très nombreux ; il se vend très bien. Ce n'est pas une raison suffisante, mais ce peut être tout de même un signe. Pourquoi, par exemple, à Bellefontaine, l'après-midi du jour des Rameaux, 400 à 450 personnes sont venues écouter John Kiser présenter son ouvrage ? Parce qu'elles connaissaient des frères ou la communauté de Tibhirine ? Moins d'une vingtaine de personnes sans doute les avaient connus personnellement. Ce qui s'est passé là-bas il y a dix ans se rapproche sans doute des Passions des Martyrs dans les premiers siècles de l'Église : tranquillité des acteurs mais aussi détermination dans l'affrontement de la mort ; des hommes comme nous, fragiles comme nous, mais qui montrent un chemin possible dans un contexte de violence.

b) L'œuvre de John Kiser

- situe les faits dans le contexte global, en particulier politique du pays ;

- l'auteur, n'étant pas français, peut traiter plus sereinement du thème du colonialisme ;

- il ne prétend pas à l'objectivité (une œuvre personnelle est toujours une œuvre subjective, celle d'un " sujet "), mais veut servir la vérité historique ; l'enquête qu'il a réalisée est impressionnante ;

- il ne cherche à faire une hagiographie, mais l'enquête qu'il mène, la peinture qu'il donne n'en prennent que plus de relief ;

- cette œuvre est remarquable par sa cohérence. Pour comprendre ce drame de 1996, l'assassinat des frères, l'auteur cherche à démêler les fils d'un écheveau très complexe et emmêlé, sans parvenir d'ailleurs à éclairer complètement le mystère (il n'y a pas de révélations fracassantes en finale du livre) ; mais pour ce faire, l'historien doit prendre du recul, pour comprendre, et expliquer aux lecteurs, pourquoi et comment des habitants de ce pays ont pu en arriver là, et c'est toute l'histoire récente de l'Algérie qui est sollicitée. Pourtant, pour comprendre l'issue, il faut se tourner aussi vers les principaux acteurs de ce drame, les sept frères ; J. Kiser se penche alors vers l'histoire de chacun ; il décrit, ou plutôt suggère sa personnalité ; il montre aussi leur vie de communauté, avec ses ombres et ses lumières, il décrit comment ils pouvaient vivre ensemble, et donc comment ils ont pu aussi mourir ensemble. Je crois que c'est cela qui fait la force cet ouvrage.

4. Ce qui pouvait paraître des désavantages peut alors donner à cet ouvrage sa marque propre, et donc son intérêt,

- J. Kiser est américain, journaliste, historien ; l'enquête approfondie qu'il a menée, sur un terrain qu'il ne connaissait pas, émerveille même ceux qui croyaient connaître quelque chose de cette histoire. Signalons que l'édition française a bénéficié d'importantes corrections et de mises au point. L'auteur ou le traducteur pourront nous en indiquer l'étendue ;

- cet ouvrage n'est pas religieux, certes, mais il donne tout le soubassement humain d'une histoire, car il n'existe pas d'histoire religieuse sans histoire humaine ;

- le " fait divers " de Tibhirine est important car c'est un fait " typique ", au sens du " typos " : beaucoup voudraient pouvoir vivre une expérience de ce type, sans être sûrs d'en avoir la force ou la volonté ; ce qu'il a été donné à quelques-uns de vivre et de réaliser peut indiquer pour tous une direction et constituer une source d'inspiration.

- on peut dire que cette expérience de relation avec les musulmans, tout en se terminant de manière dramatique, a été pleinement réussie ; le sang a scellé la victoire de l'amour sur la haine ; personne ne pourra désormais les faire changer d'attitude ; ils n'étaient pas toujours sûrs d'eux-mêmes dans les décisions qu'ils ont eu à prendre ; désormais, ils n'en changeront plus.

- la position de ces moines chrétiens dans l'Église est particulière : ne faisant pas partie de la hiérarchie, ils n'hésitent pas à prendre parfois des positions extrêmes (les moines hérétiques, ça existe dans l'histoire de l'Église), à prendre des risques pour leur vie ; mais, en même temps qu'ils se situent ainsi aux " marges ", aux " frontières " de l'Église, ils se trouvent en son cœur : leur existence tout entière, jusqu'en ses détails, ne prend sens que dans la foi chrétienne qui les anime. Pour les chrétiens, ils peuvent alors devenir non pas un modèle à imiter servilement, mais comme une référence, un " doigt pointé " qui donne la direction à Prendre pour ne pas se perdre. Dans sa sobriété, l'ouvrage de J. Kiser met bien en lumière cet aspect.

- Les frères de Tibhirine n'étaient pas des hommes extraordinaires, l'ouvrage de John Kiser le montre bien. Ni mieux ni pire que les autres, P. Christian l'a dit explicitement dans son Testament. Mais placés dans des circonstances extraordinaires, ils ont montré ce dont, par grâce ils étaient devenus capables. Même si Tibhirine ne constitue pas, comme on l'a écrit " un grand événement pour l'histoire spirituelle de l'humanité " (" Nous ne sommes pas des héros ", écrivait frère Michel). Non, je ne le crois pas ; pour rependre la comparaison du puits utilisé par P. Christian : Tibhirine n'est pas un grand et beau puits, où tous viendraient puiser à volonté l'eau d'un amour facile et à bon marché, mais comme un forage, bien étroit et très profond, qui ne laisse s'échapper que le mince filet d'un amour fragile et vulnérable, dont personne n'est exclu. John Kiser l'a bien écrit au début de son volume : " L'histoire qui va suivre est une histoire d'amour " (p. 32-33).

Remerciements d'Henry Quinson, le traducteur

Le traducteur, lors d'une remise de prix comme celle d'aujourd'hui ressemble au journaliste qui présente la météo à la fin du journal télévisé : le temps qui lui reste dépend de ceux qui se sont exprimés avant lui et il doit rendre l'antenne à l'heure prévue. Mon intervention à dimension variable sera donc finalement assez courte et c'est mieux ainsi puisque le traducteur doit toujours s'effacer devant l'auteur au point de devenir, si possible, invisible. D'ailleurs, les Etats-Unis sont la super puissance du moment et il est logique que le traducteur français s'éclipse derrière l'excellence d'un auteur d'outre Atlantique. Cependant, le Franco-Américain que je suis n'ignore pas que l'Hexagone demeure en réalité le centre du monde en raison des qualités incomparables des Français, plus intelligents et talentueux que tous les peuples de la terre - c'est bien connu ! A ce titre, ce n'est pas manquer d'humilité que de souligner aujourd'hui que la traduction française du livre de John surpasse la version originale américaine ! Et ceci pour des raisons objectives : j'ai été immensément aidé dans mon travail. Je veux donc ici remercier tous ceux qui ont relu mon manuscrit et ont apporté des corrections, des précisions et des mises à jour qui rendent cet ouvrage encore plus exact et précieux pour tous ceux qui gardent vive la mémoire des moines de Tibhirine. Ce Prix des libraires Siloë revient aussi aux deux frères rescapés, Jean-Pierre et Amédée, aux familles et amis des sept défunts, à l'Ordre cistercien-trappiste, à l'Eglise d'Algérie et à tous les Algériens éprouvés par les violences des années 1990, spécialement les villageois de Tibhirine.

C'est au début de l'année 2003 que Jean-Michel Beulin, membre de notre petite communauté, la Fraternité Saint Paul, fondée à Marseille en janvier 1997 et présente aujourd'hui, grâce à lui, en Algérie, me signala la parution d'un livre sur les frères de Tibhirine écrit dans la langue de Shakespeare par un certain John Kiser. Cet ouvrage était, au dire de Gilles Nicolas, curé de Médéa et économe du diocèse d'Alger, l'un des meilleurs parus sur cette communauté de moines cisterciens-trappistes, enlevés puis tués au printemps 1996. Le Père Nicolas était un familier de Notre-Dame de l'Atlas : il connaissait bien tous les frères, ainsi que la région. Son avis ne manquait donc pas de poids. Par ailleurs, l'archevêque d'Alger, Henri Teissier, souhaitait, lui aussi, que cet ouvrage soit traduit et publié. Autant d'arguments en faveur d'une traduction du livre de John, rencontré à plusieurs reprises à Marseille, écrivain original par le choix de ses sujets, et homme en recherche sur le plan spirituel.

Mais l'appel à me mettre au travail, pour moi, ne s'arrêtait pas là. Ancien de l'abbaye de Tamié, comme Jean-Michel, j'avais vécu quelque temps en ce monastère avec Frère Paul, l'un des sept moines assassinés. A son départ, j'avais même hérité de son psautier. "Tu me remplaceras !", m'avait-il dit avec l'humour pince-sans-rire dont il était coutumier. Pendant les six années que je vécus cloîtré en Savoie, les lettres de Paul et de Christophe, ainsi que les circulaires de Christian, me tinrent informé des événements de plus en plus tragiques qui secouaient l'Algérie. Les passages à Tamié des frères que je viens de citer, auquel s'ajouta celui de Frère Célestin, en France pour une grave opération cardiaque, me rendit la communauté de l'Atlas très proche. Je suis donc particulièrement heureux que le livre de John, publié avec conviction par Henri-Louis Roche et les éditions Nouvelle Cité, soit aujourd'hui primé par les libraires Siloë en ce dixième anniversaire du martyre des moines.

L'annonce de la mort des frères de Tibhirine restera à jamais gravée dans ma mémoire, comme, plus tard, les images de la ville de mon enfance, elle aussi touchée par le terrorisme un certain 11 septembre 2001. J'étais justement à New York ce mois de mai 1996, pour voir ma grand-mère, mes oncles et tantes, cousins et cousines américains. Je suis, en effet, citoyen des Etats-Unis par mon père, quoique français également par ma mère. Quand, le 21, j'appris, au cours d'une visite chez mon oncle Bruno d'Amérique que Paul, Christophe, Christian, Célestin, Luc, Michel et Bruno avaient été égorgés, je n'avais personne à qui parler, ma famille ignorant à quel point ces frères m'étaient proches. La seule réaction entendue qui me revient en mémoire est ce commentaire simpliste : "Finalement, ils doivent être heureux, puisque c'est ce qu'ils voulaient." Cette lecture trop rapide de l'événement, qui ne laisse pas de place à la remise en cause personnelle, me reste aujourd'hui comme une blessure et m'a aussi encouragé à traduire le récit très fouillé et impeccablement documenté de John. Lui qui n'est ni français ni algérien, n'était-il pas bien placé pour comprendre tous les acteurs du drame ? En tout cas, il montre bien, dans un style factuel caractéristique du journalisme d'investigation américain, les nombreuses facettes d'une histoire multidimensionnelle, où rien n'est complètement noir ou blanc.

Disons-le tout net : John partage la bienveillance et le refus des généralisations qui caractérisaient l'attitude profonde de Christian de Chergé à l'égard de l'islam et de l'Algérie. Il a parfaitement compris le désir du prieur de Tibhirine d'associer le meurtre des chrétiens de ce pays à la mémoire de milliers d'autres innocents assassinés dans l'obscurité d'un conflit souvent opaque : "Qu'ils sachent associer cette mort à tant d'autres aussi violentes laissées dans l'indifférence de l'anonymat.", écrivait Frère Christian dans le testament envoyé par avance à sa famille au cas où il serait assassiné. L'un des grands mérites de l'ouvrage primé aujourd'hui est donc d'honorer cette demande. Ce faisant, ce n'est pas seulement une chronique des riches heures de Notre-Dame de l'Atlas qui nous est proposée, mais une véritable histoire du peuple algérien, présentée dans toute sa complexité.

Ceci permet d'éviter l'écueil d'un procès en canonisation se transformant insensiblement en réquisitoire contre le pays et la religion des auteurs présumés du crime, qu'il s'agisse du GIA ou de la Sécurité militaire algérienne. Ici encore, John a su respecter les dernières volontés de Frère Christian : "Je ne vois pas […] comment je pourrais me réjouir que ce peuple que j'aime soit indistinctement accusé de mon meurtre. C'est trop cher payé ce qu'on appellera, peut-être, la 'grâce du martyre' que de la devoir à un Algérien, quel qu'il soit, surtout s'il dit agir en fidélité à ce qu'il croit être l'islam. Je sais le mépris dont on a pu entourer les Algériens pris globalement. Je sais aussi les caricatures de l'islam qu'encourage un certain islamisme."

Soucieux d'objectivité, John n'hésite pas, au cours de son enquête, à débusquer les manifestations de "mépris" de certains Français à l'endroit des habitants de leur ancienne colonie et les "caricatures" de l'islam entretenues parfois par le pouvoir algérien lui-même pour garder les faveurs de l'Occident. Il s'applique aussi à faire l'inventaire des différentes formes d'"intégrismes" et d'"extrémismes" musulmans pour dessiner, progressivement, un visage très contrasté et parfois lumineux d'une Algérie certes défigurée par la violence mais cherchant également à résister au terrorisme de groupes et d'intérêts minoritaires.

Au lendemain de la chute du mur de Berlin, j'avais quelque peu étonné un de mes frères moines en lui montrant une carte du monde. Je lui avais demandé : "Que vois-tu maintenant ?". Il ne savait que répondre, perplexe et intrigué. "Moi, je vois l'Europe entourée de pays musulmans, du Maroc jusqu'en Asie centrale", lui avais-je dit. C'était évidemment simplificateur, mais le tableau des décennies à venir était brossé à grands traits. Après le communisme, les Etats-Unis n'allaient-ils pas désigner l'islamisme comme ennemi N°1 de la Liberté sur la scène internationale ? Le conflit israélo-palestinien, la révolution iranienne et les chocs pétroliers successifs avaient déjà échaudé la super puissance mondiale. Saddam Hussein et Oussama Ben Laden versèrent leur portion d'huile sur le feu tandis que le processus de paix au Proche-Orient se heurtait littéralement à un mur. Les deux guerres en Irak et les opérations militaires contre Al Qaïda en Afghanistan donnèrent le change. La France, quant à elle, déjà confrontée à la mémoire douloureuse de sa "sale guerre" en Algérie, devait faire face à une immigration de plus en plus visible en provenance du Maghreb, et à plusieurs attentats sur son propre sol. La question de l'intégration des jeunes de culture musulmane vivant dans ses cités HLM, ajoutée aux débats sur la laïcité suite à l'apparition de "foulards islamiques" dans les écoles de la République, montrait que le voisinage avec l'islam n'allait pas de soi.

Et pour cause ! Ni le monde musulman ni l'Europe n'ont vraiment digéré, semble-t-il, les invasions des uns et les croisades des autres. Beaucoup de méfiance et de peur se sont installées des deux côtés de la Méditerranée. On se connaît, en fait, si peu ! Toute la question est alors de sortir de cette coexistence malheureuse en empruntant un chemin pacifique, d'autant que la globalisation, avec ses avions, ses paraboles et Internet, oblige à grands pas les peuples à vivre ensemble, au point de partager, dans nos villes, les mêmes immeubles.

Dans ce contexte, le message de Christian de Chergé et de ses frères demeure, à mon sens, d'une brûlante actualité. Une voie fut tracée, de fraternité universelle. Gratuite, sans arrière-pensées, acceptant le rejet, toujours possible, du voisinage mais pas le chantage des seigneurs de la guerre. Elle est fondée, c'est clair, sur l'Evangile du Christ Jésus. Mais chacun, insistait Christian, chemine à sa manière et à son rythme vers la Source. Car cette voie, en vérité, est d'un grand universalisme, et simple à pratiquer : prière, travail et hospitalité. Une condition pourtant : accepter d'aller habiter dans le pays, le village ou le quartier de l'autre, partager la vie du frère étranger, comme simple voisin, ouvert et serviable. Une présence évangélique qui ne s'inquiète pas d'être évangélisatrice. Au point d'accepter sa mise à mort par fidèle amitié envers ceux-là même qui ne se réclament pas de l'Evangile !

Car c'est là l'autre leçon, finalement : des musulmans, à Tibhirine, ont bel et bien accueilli, non sans risque également, ces étrangers venus vers eux, ce qui montre qu'en dehors des frontières visibles de l'Eglise se trouvent aussi, de toute évidence, des "justes". Mieux encore : l'enquête de John commence par le sacrifice de Mohammed, ce père de famille algérien qui n'hésita pas à risquer sa vie pour protéger son jeune ami Christian… Mohammed, Christian : quel raccourci onomastique ! Un romancier n'aurait pu mieux faire pour résumer cet étonnant constat : croyants de l'islam et disciples du Christ peuvent s'aimer jusqu'à mourir les uns pour les autres. C'est un fait. Et ce fait ne doit pas être regardé comme accidentel et marginal mais comme prometteur et prophétique. Il ne doit pas être ignoré et oublié mais au contraire publié et diffusé. Car il témoigne d'une espérance en marche : notre commune humanité finira par nous révéler la véritable image de Dieu qui est mystère de communion et de fraternité.

Le 20 mai 1996, j'écrivais à mon frère Karim, à quelques mois de fonder notre petite communauté dans les quartiers Nord de Marseille : "La rencontre entre les 'Européens' et le reste du monde, désormais sur un pied d'égalité, va accoucher d'un monde nouveau. Au centre de cette rencontre, il y aura, comme toujours, les problèmes de la distribution du pouvoir et des richesses, mais aussi le choix des normes de civilisation, et donc la question d'une morale, ou éthique, universelle. C'est là que l'Eglise aura beaucoup à souffrir et à donner…"

Le lendemain, nous apprenions la mort des frères de Notre-Dame de l'Atlas. Que cette traduction du bel ouvrage de John Kiser, primé aujourd'hui, puisse contribuer à l'accouchement d'un monde plus humain et plus juste pour tous, enfin débarrassé de ses vieux conflits sanglants, de nationalités, de couleur de peau et même de religions.