René Rémond:

"Il existe non pas un, mais des islams."

 

Dans ses entretiens avec François Azouvi (Du mur de Berlin aux tours de New York, Douze ans pour changer de siècle, Bayard, 2002), l'historien René Rémond, de l'Académie française, revient sur les attentats du 11 septembre 2001. Occasion de réfléchir à la mondialisation et à la situation particulière de l'islam dans ce processus. Quelques extraits.

 

C'est un des éléments, et pas des moindres, du caractère stupéfiant du 11 septembre, que son incompréhensibilité au regard des catégories habituelles : la recherche de nouveaux pouvoirs ou de nouvelles richesses. Ni les uns ni les autres ne sont ici en question.

Je pense que le monde musulman souffre d'un sentiment de frustration. Depuis des siècles, la direction du monde et celle de ses propres affaires lui ont échappé. À la chute de l'empire ottoman en 1918, les pays arabes avaient espéré recouvrer leur souveraineté, mais les colonisateurs européens ont imposé leur mandat. Ces pays ont le sentiment d'être hors jeu. Or le souvenir de leur splendeur passée reste très vivace. La comparaison entre la gloire d'autrefois et la dépendance dans laquelle ils se trouvent aujourd'hui suscite un sentiment d'humiliation, dont une action comme celle-là est l'expression démentielle.

Comment interprétez-vous cet acte de haine pure de la part d'un milliardaire qui, au lieu de mener la vie confortable à laquelle le destinait sa fortune, a choisi de vouer sa vie à la destruction des symboles de la puissance américaine ?

C'est une énigme, qu'on peut tout au plus essayer de rendre un peu moins opaque. Il faut revenir à sa vision du monde qui est proprement terrifiante. On pourrait parler dans son cas de " Huntington aggravé ". Pour lui, il y a le monde du Bien et celui du Mal, l'Islam et l'Occident, identifié à la chrétienté. C'est le retour à la problématique des croisades. Cette vision géopolitique est extraordinairement simpliste et réductrice. Elle confère à chacun des deux blocs une homogénéité qui n'existe pas. Il s'agit d'assurer l'hégémonie de l'islam non par le triomphe des idées mais par la guerre.

Il est vrai que l'islam a été une religion guerrière. La rapidité avec laquelle cette religion au Ier siècle après l'Hégire s'est propagée à partir de la péninsule arabique jusqu'en Afrique du Nord et en Espagne n'a pas été le fait de missionnaires mais de combattants. Mahomet lui-même est un chef de guerre, ce qui n'est pas vrai des fondateurs d'autres religions. Sans doute la majorité du monde musulman ne partage-t-elle pas aujourd'hui cette vision. Mais force est de se demander s'il n'y a pas dans l'islam une virtualité de ce genre. La description du monde proposée par Moscou au lendemain de la Seconde Guerre mondiale reposait pareillement sur un partage du monde entre le camp de la paix et celui de la guerre. L'analyse de Ben Laden n'en est pas très éloignée.

Pourtant, elle ne dépend pas des mêmes ressorts psychologiques. Il semble y avoir chez Ben Laden, au-delà de la tradition de la Jihad, une forme de haine personnelle à l'égard de la civilisation occidentale.

Il accompagne en effet cette vision d'un monde partagé en deux forces antagonistes d'un jugement moral. Ben Laden ne reproche pas seulement à l'Occident d'être dominateur : il fait aussi le procès d'une civilisation pervertie, caractérisée par le relâchement des mœurs et une incitation permanente à l'érotisme. La civilisation occidentale lui paraît immorale non seulement dans ses manifestations mais dans ses fondements mêmes. Il y a chez lui du Savonarole. Il refuse de profiter des facilités de l'existence pour faire vœu de pauvreté et se consacrer entièrement à sa cause. Par ailleurs, certaines valeurs du monde occidental, comme la liberté religieuse ou l'égalité entre l'homme et la femme, sont inacceptables dans une interprétation rigoriste de l'islam. […]

Reconnaissez-vous aux pays occidentaux une part de responsabilité dans les événements du 11 septembre ?

Les relations actuelles entre l'Occident et les pays arabes sont l'aboutissement d'une longue histoire. Nos gouvernements ont souvent témoigné considération et estime pour la civilisation islamique. Il faut noter à cet égard que, contrairement à ce qui s'est passé en Afrique noire pour les sociétés animistes, nous n'avons jamais considéré l'islam comme une religion barbare. L'Occident gardait le souvenir, peut-être inconscient, d'une grande civilisation. Pendant l'ère coloniale, nos gouvernements ont beaucoup fait pour entretenir les monuments, développer l'archéologie ; de nombreux universitaires leur ont consacré des travaux. Les Américains ont eu une autre attitude vis-à-vis de ces pays. Jusqu'à une époque proche, ils n'ont exercé ni présence ni domination sur cette région. À la différence de l'Europe, ils n'éprouvent donc pas de mauvaise conscience.

C'est vrai. Mais il est vrai aussi qu'ils n'ont pas hésité parfois, pour des raisons stratégiques, à soutenir des États moralement et politiquement indéfendables. Pensez-vous que cela a pu jouer un rôle dans l'hostilité qu'ils suscitent ?

Sans doute, mais de façon subsidiaire. Dans le soutien qu'ils ont apporté à des régimes comme celui des Talibans, les Américains ont fait preuve d'une certaine naïveté, voire d'aveuglement, à la limite même de cynisme. Il leur est arrivé de jouer les apprentis sorciers dans cette partie du monde qu'ils connaissaient mal. Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, ils en étaient en effet totalement absents, n'y entretenant même aucune représentation diplomatique. On peut expliquer ainsi quelques-unes des erreurs qu'ils ont commises.

C'est la présence de pétrole qui est à l'origine de leur intérêt pour cette région. Mais ils sont aussi intervenus au Liban parce qu'il y avait une guerre civile. Ils ont commencé à jouer les gendarmes entre Israël et l'Egypte, entre Israël et la Palestine, usant tantôt de la force, tantôt de la diplomatie. Ils sont de ce fait devenus la face visible de l'Occident dans ces pays. Mais la haine d'un Ben Laden va bien au-delà de cette dénonciation circonstancielle d'un État : il rejette en bloc une civilisation dénoncée comme immorale et impie. Le manichéisme de cette vision, son simplisme réducteur, découleraient-ils du caractère propre de l'islam qui, comme le suggèrent certains, ne se prêterait pas à des adaptations interprétatives, parce que ce serait à vrai dire la seule religion du Livre ? Les autres, judaïsme et christianisme, plus liées à la parole, permettent des interprétations et modifications. Tandis qu'on ne peut interpréter le Coran. Il n'existe pas d'autorité pour le faire. Les sourates dictent des comportements qui ne sont pas susceptibles d'évoluer. De surcroît l'islam n'est pas seulement une croyance religieuse, c'est aussi un code moral rigoureux et contraignant qu'il n'est pas toujours aisé de rendre compatible avec les pratiques de l'Occident.

Il n'en reste pas moins que certains pays musulmans sont parvenus a imposer la laïcité, en pratiquant ainsi une véritable coupure entre le théologique et le politique.

C'est vrai d'un pays littoral qui, comme l'Égypte, a longtemps cohabité avec l'Occident. C'est vrai aussi, quoique dans une moindre mesure, de l'Irak et de la Syrie: le parti Baas au pouvoir dans ces deux États est résolument moderniste. Les chrétiens y sont d'ailleurs relativement bien traités. C'est ce modernisme et ce laïcisme qui expliquent les sympathies surprenantes que l'Irak rencontre dans l'opinion politique française, de Jean-Pierre Chevènement à Jean-Marie Le Pen en passant par Jacques Chirac jadis. Chevènement voit dans le régime irakien une promesse d'islam moderniste, socialiste et laïque. Il croit que quelque chose d'analogue à notre IIIe République peut s'introduire par le biais du Baas en Irak. On a aussi cru trouver dans ces deux pays un terrain favorable pour étendre l'influence française et faire pièce aux Etats-Unis. Comme on le voit, pas plus que le christianisme, l'islam n'est un monolithe. Il existe non pas un, mais des islams.

Et même une configuration insolite, un islamisme fondamentaliste qui ne prend pas son origine dans les milieux les plus pauvres.

Vous avez raison de le souligner, l'adhésion à l'islamisme n'est pas le fait des éléments les plus incultes et les plus illettrés, mais davantage d'éléments instruits qui utilisent la modernité comme un instrument. Les auteurs des attentats du 11 septembre avaient fait des études. Les spécialistes confirment que les cadres des mouvements islamistes sont généralement diplômés. Ce sont souvent des techniciens, des ingénieurs agronomes, des chimistes... qui associent un niveau élevé de formation technique à une adhésion inconditionnelle à une interprétation rigide de l'islam.

Voilà qui donne à réfléchir sur les dangers d'une culture purement technicienne qui n'est pas critiquée par une réflexion philosophique ou morale. Si la modernité se résume à une technique, à des moyens, elle peut être redoutable : l'absence de sens laisse la voie ouverte à tous les extrémismes. […]

Ce que vous appelez les aspirations ou, pour employer un mot très galvaudé, les valeurs, n'avez-vous pas le sentiment qu'elles repassent au-devant de la scène avec l'irruption du phénomène religieux sur l'échiquier politique ? Sécularisation des sociétés occidentales ou retour du religieux ?

Attention, sécularisation ne signifie pas forcément déclin de la religion. Le judaïsme ou les confessions chrétiennes sont encore puissants, même s'ils ne prétendent plus régler toute la vie des individus. Il y a lieu de distinguer entre l'adhésion explicite et délibérée à la formulation dogmatique de la foi telle que la définissent les instances religieuses, et l'influence diffuse de la référence aux valeurs que celle-là a introduites et accréditées dans nos sociétés.

Tôt ou tard l'islam ne sera-t-il pas à son tour obligé de modifier son attitude à l'égard de la société ? Je ne pense pas qu'il puisse indéfiniment maintenir un ordre social en trop grande contradiction avec celui que propose l'Occident. L'aspiration à la liberté individuelle est incoercible. Je me demande si les sociétés islamiques pourront longtemps maintenir une situation d'inégalité aussi flagrante. Le modèle occidental d'émancipation personnelle n'est-il pas terriblement tentant pour beaucoup et notamment pour les femmes ? Je suis d'ailleurs convaincu que l'émancipation des femmes en de nombreux pays est un des grands faits historiques de la seconde moitié du XXe siècle. Je me demande aussi s'il n'y a pas chez les femmes plus de générosité latente que chez les hommes. Quand nous avons mis en place la procédure d'accès pour les enfants issus des ZEP à Sciences-Po, nous avons demandé à ces jeunes quels étaient leurs projets d'avenir. Les garçons raisonnaient presque toujours selon un plan de carrière, alors que les jeunes filles avaient en général des projets qui ne les concernaient pas seules.

Il est vrai. Mais on assiste aussi à une montée du fondamentalisme dans les trois religions révélées. Et quand on voit l'investissement quasi mystique des actes terroristes de Ben Laden et des siens, on ne peut pas ne pas se poser la question du retour du religieux.

Le fondamentalisme est une réaction identitaire de crispation. Il est réaction contre la modernité et contre la sécularisation, les deux étant liées. Avec le développement de l'islamisme en Algérie, avec la révolution iranienne, on a pu craindre que le fondamentalisme ne gagne du terrain. Certains États se sont raidis, ont appliqué strictement la charia et remis en vigueur des châtiments d'un autre temps.

[…] C'est un fait que les valeurs qui fondent notre culture ont été découvertes et formulées par les Européens : elles ne sont pas pour autant purement occidentales. L'Europe a travaillé pour le monde. Le grand débat idéologique du siècle qui s'ouvre opposera ceux qui croient que ces valeurs sont universelles a ceux qui affirment leur relativisme culturel. C'est toute la portée du débat sur la Déclaration universelle des droits de l'homme adoptée en 1948. Son universalité est aujourd'hui contestée, en particulier par les sociétés musulmanes. Je compte beaucoup sur la partie féminine de l'humanité pour la reconnaître : c'est elle qui est la plus intéressée à une évolution en ce sens. La liberté que les femmes ont conquise devrait avoir une valeur contagieuse. C'est ce qui se passe avec les jeunes filles musulmanes issues de l'immigration. Contrairement à ce que l'on croit, les femmes ne sont pas un élément conservateur.

Les femmes, oui, et la télévision! Parmi les vecteurs de l'universalisation occidentale, il faut certainement mettre au premier rang les technologies de l'information.

C'est juste. La mondialisation touche tous les domaines, pas seulement la production et la circulation des biens. Aujourd'hui, toutes les cultures sont en contact. Jusqu'à une période récente, l'Europe était un marché fermé du point de vue idéologique et religieux. Il y avait une territorialisation des religions : elle subsiste encore dans certaines régions.

[…] Pour être une authentique universalisation, la mondialisation doit surmonter une contradiction […] : celle qui oppose l'attachement aux coutumes particulières, à des valeurs et des principes que nous, Occidentaux, estimons valables pour l'humanité entière […] : liberté personnelle, intégrité du corps, droit pour tout être humain de choisir sa religion et donc de pouvoir en changer, égalité entre l'homme et la femme et par voie de conséquence absolue liberté pour celle-ci de contracter mariage. Or ces principes ne sont pas admis par tous : certains États affectent de n'y voir que des idées occidentales, dont la proclamation ne serait qu'un moyen pour les anciennes puissances de prolonger sous une autre forme leur domination impérialiste. L'enjeu de ce conflit entre le relativisme culturel qui prescrit le respect de toutes les coutumes et traditions, et l'universalisme de quelques grands principes n'est rien de moins que l'avènement d'une humanité unifiée.

  

 

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